Pas de preuves !
Alors… Alors il vit Mouchette se dresser devant lui, non pas livide, mais au contraire le front, les joues et le cou même d’un incarnat si vif que, sous la peau mince des tempes, les veines se dessinèrent, toutes bleues. Les petits poings fermés le menaçaient encore, quand le regard de la misérable enfant n’exprimait déjà plus qu’un affreux désespoir, comme un suprême appel à la pitié. Puis cette dernière lueur s’éteignit, et le seul délire vacilla dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche et cria.
Sur une seule note, tantôt grave et tantôt aiguë, cette plainte surhumaine retentit dans la petite maison, déjà pleine d’une rumeur vague et de pas précipités. D’un premier mouvement le médecin de Campagne avait rejeté loin de lui le frêle corps refroidi, et il essayait à présent de fermer cette bouche, d’étouffer ce cri. Il luttait contre ce cri, comme l’assassin lutte avec un cœur vivant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontré par hasard le cou vibrant, Germaine était morte, car chaque geste du lâche affolé avait l’air d’un meurtre. Mais il n’étreignait en gémissant que la petite mâchoire et nulle force humaine n’en eût desserré les muscles… Zéléda et Timoléon entrèrent en même temps.
– Aidez-moi ! supplia-t-il… Mlle Malorthy…, une crise de démence furieuse…, en pleine crise… Aidez-moi, nom de Dieu !,…
Timoléon prit les bras de Mouchette et les maintint en croix sur le tapis. Après une courte hésitation, Mme Gallet saisit les jambes. Le médecin de Campagne, les mains enfin libres, jeta sur le visage de la folle un mouchoir imbibé d’éther. L’affreuse plainte, d’abord assourdie, finit par s’éteindre tout à fait. L’enfant, vaincue, s’abandonna.
– Cours chercher un drap, dit Gallet à sa femme.
On y roula Mlle Malorthy, désormais inerte. Timoléon courut prévenir le brasseur. Le soir même, elle était transportée en automobile à la maison de santé du docteur Duchemin. Elle en sortit un mois plus tard, complètement guérie, après avoir accouché d’un enfant mort.
PREMIÈRE PARTIE
LA TENTATION DU DÉSESPOIR.
– Mon cher chanoine, mon vieil ami, conclut l’abbé Demange, que vous dire encore ? Il m’est difficile de tenir aujourd’hui vos scrupules pour légitimes, et néanmoins ce désaccord me pèse… Je dirais volontiers que votre finesse s’exerce ici sur des riens, si je ne connaissais assez votre prudence et votre fermeté… Mais c’est donner beaucoup d’importance à un jeune prêtre mal léché. L’abbé Menou-Segrais ramena frileusement sur ses genoux la couverture, et tendit de loin ses mains vers l’âtre sans répondre. Puis il dit après un long silence, et non pas sans une malice secrète qui fit un instant briller ses yeux :
– De tous les embarras de l’âge, l’expérience n’est pas le moindre, et je voudrais que la prudence dont vous parlez n’eût jamais grandi aux dépens de la fermeté. Sans doute, il n’y a pas de terme aux raisonnements et aux hypothèses, mais vivre, d’abord, c’est choisir. Avouez-le, mon ami : les vieilles gens craignent moins l’erreur que le risque.
– Comme je vous retrouve ! dit tendrement l’abbé Demange ; que votre cœur a peu changé ! Il me semble que je vous écoute encore dans notre cour de Saint-Sulpice, lorsque vous discutiez l’histoire des mystiques bénédictins – sainte Gertrude, sainte Meltchilde, sainte Hildegarde… – avec le pauvre P. de Lantivy. Vous souvenez-vous ? « Que me parlez-vous du troisième état mystique ? vous disait-il… De tous ces messieurs, vous êtes, d’abord, le plus friand au réfectoire et le mieux vêtu ! »
– Je me souviens, dit le curé de Campagne… Et tout à coup sa voix si calme eut un imperceptible fléchissement. Tournant la tête avec peine, dans l’épaisseur des coussins, vers la grande pièce déjà pleine d’ombres, et montrant d’un regard les meubles chéris :
– Il fallait s’échapper, dit-il. Il faut toujours s’échapper.
Mais aussitôt sa voix se raffermit et, de ce même ton d’impertinence dont il aimait à se railler lui-même, à déconcerter sa grande âme, il ajouta :
– Rien de meilleur qu’une crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goût de la liberté.
– Revenons à notre protégé, dit soudain l’abbé Demange, avec brusquerie, et sans d’abord oser lever les yeux sur son vieil ami. Je dois vous quitter à cinq heures. Je le reverrais volontiers.
– À quoi bon ? répondit tranquillement l’abbé Menou-Segrais. Nous l’avons bien vu assez pour un jour ! Il a crotté mon pauvre vieux Smyrne, et failli briser les pieds de la chaise qu’il a choisie la plus précieuse et la plus fragile, avec son ordinaire à-propos… Que vous faut-il de plus ? Voulez-vous encore le peser, le toiser comme un conscrit ?… Voyez-le, d’ailleurs, si cela vous plaît. Dieu sait pourtant quel souci me donne, au long d’une semaine, à travers mes bibelots si sottement aimés, ce grand pataud tout en noir !
Mais l’abbé Demange connaît trop le compagnon de sa jeunesse pour s’étonner de son humeur. Jadis, jeune secrétaire particulier de Mgr de Targe, il n’a rien ignoré de certaines épreuves qu’a surmontées, une par une, le clair et lucide génie de l’abbé Menou-Segrais. Un esprit d’indépendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrésistible, mais dont l’exercice ne va pas toujours sans une apparente cruauté, rendue plus sensible aux délicats par le raffinement de la courtoisie, le dédain des solutions abstraites, un goût très vif de la spiritualité la plus haute, mais difficile à satisfaire par la seule spéculation, éveillèrent d’abord la méfiance de l’évêque. L’influence discrète du jeune Demange, et surtout l’irréprochable distinction du futur doyen de Campagne, alors vicaire à la cathédrale, lui valurent trop tard les bonnes grâces de celui qui se laissait appeler volontiers le dernier prélat gentilhomme, et qui mourut l’année suivante, laissant à Mgr Papouin, candidat favori du ministre des cultes, une succession délicate.
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