Je ne vous lâche pas. »
Il l’installait dans son propre fauteuil et, comme par mégarde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tête douloureuse. Puis, s’asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixé sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis.
– Mon enfant, dit-il enfin, l’opinion que vous avez de moi est assez juste dans l’ensemble, mais fausse en un seul point : Je me juge, hélas ! avec plus de sévérité que vous ne pensez. J’arrive au port les mains vides…
Il tisonnait les bûches flamboyantes avec calme.
– Vous êtes un homme bien différent de moi, reprit-il, vous m’avez retourné comme un gant. En vous demandant à Monseigneur, j’avais fait ce rêve un peu niais d’introduire chez moi… hé bien ! oui… un jeune prêtre mal noté, dépourvu de ces qualités naturelles pour lesquelles j’ai tant de faiblesse, et que j’aurais formé de mon mieux au ministère paroissial… À la fin de ma vie, c’était une lourde charge que j’assumais là, Seigneur ! Mais j’étais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail… Le jugement de Dieu !…
« … Mais c’est vous qui me formez, dit-il après un long silence. »
À cette étonnante parole, l’abbé Donissan ne détourna même pas la tête. Ses yeux grands ouverts n’exprimaient aucune surprise ; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lèvres qu’il priait.
– Ils n’ont pas su reconnaître le plus précieux des dons de l’Esprit, dit-il encore. Ils ne reconnaissent jamais rien. C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons n’est qu’un nom d’emprunt… Mon enfant, l’esprit de force est en vous.
Les trois premiers coups de l’Angelus de l’aube tintèrent au dehors comme un avertissement solennel, mais ils ne l’entendirent pas. Les bûches croulaient doucement dans les cendres.
– Et maintenant, continua l’abbé Menou-Segrais, et maintenant j’ai besoin de vous. Non ! un autre que moi, à supposer qu’il eût vu si clair, n’eût pas osé vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté ! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais ! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est : une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilité que j’assume, après avoir éprouvé une dernière fois votre obéissance et votre simplicité, j’ai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse : à mes risques et périls, je vous remets dans votre route ; je vous donne à ceux qui vous attendent, aux âmes dont vous serez la proie… Que le Seigneur vous bénisse, mon petit enfant !
À ces derniers mots, comme un soldat qui se sent touché, et se dresse d’instinct avant de retomber, l’abbé Donissan se mit debout. Dans son visage immobile, à la bouche close, aux fortes mâchoires, au front têtu, ses yeux pâles témoignaient d’une hésitation mortelle. Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitôt sur l’abbé Menou-Segrais, en se fixant, parut s’éteindre tout à coup. Le doyen n’y lut plus qu’une soumission aveugle que le tragique désordre de cette âme, encore soulevée de terreur, rendait sublime.
– Je vous demande la permission de me retirer, dit simplement le futur curé de Lumbres d’une voix mal affermie. En vous écoutant, j’ai cru vraiment tomber dans le trouble et le désespoir, mais c’est fini maintenant… Je… je crois… être tel… que vous pouvez le désirer… et… Et Dieu ne permettra pas que je sois tenté au-delà de mes forces.
Ayant dit, il disparut, et, derrière lui, la porte se refermait déjà sans bruit.
* * *
Dès lors, l’abbé Donissan connut la paix, une étrange paix, et qu’il n’osa d’abord sonder. Les mille liens qui retiennent ou ralentissent l’action s’étaient brisés tous ensemble ; l’homme extraordinaire, que la défiance ou la pusillanimité de ses supérieurs avait renfermé des années dans un invisible réseau, trouvait enfin devant lui le champ libre, et s’y déployait. Chaque obstacle, abordé de front, pliait sous lui. En quelques semaines l’effort de cette volonté que rien n’arrêtera plus désormais commença d’affranchir jusqu’à l’intelligence. Le jeune prêtre employait ses nuits à dévorer des livres, jadis refermés avec désespoir et qu’il pénétrait maintenant, non sans peine, mais avec une ténacité d’attention qui surprenait l’abbé Menou-Segrais comme un miracle. C’est alors qu’il acquit cette profonde connaissance des Livres saints qui n’apparaissait pas d’abord à travers son langage, toujours volontairement simple et familier, mais qui nourrissait sa pensée. Vingt ans plus tard, il disait un jour à Mgr Leredu, avec malice : « J’ai dormi cette année-là sept cent trente heures… »
– Sept cent trente heures ?
– Oui, deux heures par nuit… Et encore – de vous à moi – je trichais un peu.
L’abbé Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire chaque péripétie de cette lutte intérieure dont il n’osait prévoir le dénouement.
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