Bien que le pauvre prêtre continuât de s’asseoir à la table commune et s’y efforçât d’y paraître aussi calme qu’à l’ordinaire, le vieux doyen ne voyait pas sans une inquiétude grandissante les signes physiques, chaque jour plus évidents, d’une volonté tendue à se rompre, et qu’un effort peut briser. Si riche qu’il fût d’expérience et de sagacité, ou peut-être par un abus de ces qualités mêmes, le curé de Campagne ne démêlait qu’à demi les causes d’une crise morale dont il n’espérait plus limiter les effets. Trop adroit pour user son autorité en paroles vaines et en inutiles conseils de modération que l’abbé Donissan n’était plus sans doute en état d’écouter, il attendait une occasion d’intervenir et ne la trouvait pas. Comme il arrive trop souvent, lorsqu’un homme habile n’est plus maître des passions qu’il a suscitées, il craignait d’agir à contresens et d’aggraver le mal auquel il eût voulu porter remède. D’un autre que son étrange disciple, il eût attendu plus tranquillement la réaction naturelle d’un organisme surmené par un travail excessif, mais ce travail même n’était-il pas, à cette heure, un remède plutôt qu’un mal et comme la distraction farouche d’un misérable prisonnier d’une seule et constante pensée ?

 

D’ailleurs l’abbé Donissan n’avait rien changé, en apparence, aux occupations de chaque jour et menait de front plus d’une entreprise. Tous les matins, on le vit gravir de son pas rapide et un peu gauche le sentier abrupt qui, du presbytère, mène à l’église de Campagne. Sa messe dite, après une prière d’actions de grâces dont l’extrême brièveté surprit longtemps l’abbé Menou-Segrais, infatigable, son long corps penché en avant, les mains croisées derrière le dos, il gagnait la route de Brennes et parcourait en tous sens l’immense plaine qui, tracée de chemins difficiles, balayée d’une bise aigre, descend de la crête de la vallée de la Canche à la mer. Les maisons y sont rares, bâties à l’écart, entourées de pâturages, que défendent les fils de fer barbelés. À travers l’herbe glacée qui glisse et cède sous les talons, il faut parfois cheminer longtemps pour trouver à la fin, au milieu d’un petit lac de boue creusé par les sabots des bêtes, une mauvaise barrière de bois qui grince et résiste entre ses montants pourris. La ferme est quelque part, au creux d’un pli de terrain, et l’on ne voit dans l’air gris qu’un filet de fumée bleue, ou les deux brancards d’une charrette dressés vers le ciel, avec une poule dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, regardaient en dessous avec méfiance la haute silhouette du vicaire, la soutane troussée, debout dans le brouillard, et qui s’efforçait de tousser d’un ton cordial. À sa vue la porte s’ouvrait chichement, et la maisonnée attentive, pressée autour du poêle, attendait son premier mot, lent à venir. D’un regard, chacun reconnaît le paysan infidèle à la terre, et comme un frère prodigue : au ton de respect et de courtoisie s’ajoute une nuance de familiarité protectrice, un peu méprisante, et le petit discours est écouté tout au long, dans un affreux silence… Quels retours, la nuit tombée, vers les lumières du bourg, lorsque l’amertume de la honte est encore dans la bouche et que le cœur est seul, à jamais !… « Je leur fais plus de mal que de bien », disait tristement l’abbé Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timidité faisait un ridicule martyre. Mais maintenant il les prodiguait de nouveau, ayant même obtenu de l’abbé Menou-Segrais qu’il se déchargeât sur lui de la plus humiliante épreuve, la quête de carême, que les malheureux appellent, avec un cynisme navrant, leur tournée… « Il ne rapportera pas un sou », pensait le doyen, sceptique… Et chaque soir, au contraire, le singulier solliciteur posait au coin de la table le sac de laine noire gonflé à craquer. C’est qu’il avait pris peu à peu sur tous l’irrésistible ascendant de celui qui ne calcule plus les chances et va droit devant. Car l’habile et le prudent ne ménagent au fond qu’eux-mêmes. Le rire du plus grossier est arrêté dans sa gorge, lorsqu’il voit sa victime s’offrir en plein à son mépris.

 

« Quel drôle de corps ! » se disait-on, mais avec une nuance d’embarras. Autrefois, prenant sa place au coin le plus noir et pétrissant son vieux chapeau dans ses doigts, le malheureux cherchait longtemps en vain une transition adroite, heureuse, inquiet de placer le mot, la phrase méditée à loisir, puis partait sans avoir rien dit. À présent, il a trop à faire de lutter contre soi-même, de se surmonter. En se surmontant, il fait mieux que persuader ou séduire ; il conquiert ; il entre dans les âmes comme par la brèche. Ainsi que jadis il traverse la cour du même pas rapide, parmi les flaques de purin et le vol effarouché des poules. Comme autrefois le même marmot barbouillé, un doigt dans la bouche, l’observe du coin de l’œil tandis qu’il frotte à grand bruit ses souliers crottés. Mais déjà, quand il paraît sur le seuil, chacun se lève en silence. Nul ne sait le fond de ce cœur à la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusqu’au désespoir, mais que rien ne saurait rassasier. C’est toujours ce prêtre honteux qu’un sourire déconcerte aux larmes et qui arrache à grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intérieure, rien ne paraîtra plus au dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, les longues mains ont à peine un tressaillement. D’un regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cède pas, il a traversé les menues politesses, les mots vagues. Déjà il interroge, il appelle. Les mots les plus communs, les plus déformés par l’usage reprennent peu à peu leur sens, éveillent un étrange écho.