Tu t’en iras mettre cent mille écus en bons du Trésor, afin de ne pas perdre d’intérêts ; tu peux les laisser à Desroches, il est aussi honnête homme que madré... Cela fait, cours à Angoulême, obtiens de ta sœur et de ton beau-frère qu’ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t’avoir donné six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n’est pas déshonorant.
— Nous sommes sauvés ! s’écria Lucien ébloui.
— Toi, oui ! reprit Carlos ; mais encore ne le seras-tu qu’en sortant de Saint-Thomas-d’Aquin avec Clotilde pour femme...
— Que crains-tu ? dit Lucien en apparence plein d’intérêt.
— Il y a des curieux à ma piste... Il faut que j’aie l’air d’un vrai prêtre, et c’est bien ennuyeux ! Le diable ne me protégera plus, en me voyant un bréviaire sous le bras.
En ce moment le baron de Nucingen, qui s’en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hôtel.
— Chai pien beur, dit-il en rentrant, t’affoir vaid eine vichu gambagne... Pah ! nus raddraberons ça...
— Le malheir esd que menneser le paron s’esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s’occupant que du décorum.
— Ui, ma maîtresse an didre toid êdre tans eine bonsission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir.
Sûr d’avoir tôt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu’il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains.
— Técitément, mennesier le paron a vaid eine égonomie la nuid ternière, dit-il avec un sourire d’Allemand, moitié fin, moitié niais.
Si les gens riches à la manière du baron de Nucingen ont plus d’occasions que les autres de perdre de l’argent, ils ont aussi plus d’occasions d’en gagner, alors même qu’ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financière de la fameuse Maison de Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n’est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s’acquièrent point, ne se constituent point, ne s’agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu’il y ait d’immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particulières. On verse très-peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l’État demande, il le rend ; mais ce qu’une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d’opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobilières. Forcer les États européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries en s’emparant des matières premières, tendre au fondateur d’une affaire une corde pour le soutenir hors de l’eau jusqu’à ce qu’on ait repêché son entreprise asphyxiée, enfin toutes ces batailles d’écus gagnées constituent la haute politique de l’argent. Certes, il s’y rencontre pour le banquier, comme pour le conquérant, des risques ; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n’ont rien à y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exécutés (le terme consacré dans l’argot de la Bourse) sont coupables d’avoir voulu trop gagner, prend-on généralement très peu de part aux malheurs causés par les combinaisons des Nucingens. Qu’un spéculateur se brûle la cervelle, qu’un agent de change prenne la fuite, qu’un notaire emporte les fortunes de cent ménages, ce qui est pis que de tuer un homme ; qu’un banquier liquide ; toutes ces catastrophes, oubliées à Paris en quelques mois, sont bientôt couvertes par l’agitation quasi marine de cette grande cité. Les fortunes colossales des Jacques Cœur, des Médici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner furent jadis loyalement conquises par des priviléges dus à l’ignorance où l’on était des provenances de toutes denrées précieuses ; mais aujourd’hui, les clartés géographiques ont si bien pénétré les masses, la concurrence a si bien limité les profits, que toute fortune rapidement faite est : ou l’effet d’un hasard et d’une découverte, ou le résultat d’un vol légal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a répondu, surtout depuis dix ans, à la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matières premières. Partout où la chimie est pratiquée, on ne boit plus de vin, aussi l’industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l’Angleterre se démoralise également. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamé le règne de l’argent, le succès devient alors la raison suprême d’une époque athée. Aussi la corruption des sphères élevées, malgré des résultats éblouissants d’or et leurs raisons spécieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphères inférieures, dont quelques détails servent de comique, terrible si vous voulez, à cette Scène. Les ministères, que toute pensée effraie, ont banni du théâtre les éléments du comique actuel. La bourgeoisie, moins libérale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, défend de jouer le Tartufe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd’hui, car Turcaret est devenu souverain. Dès lors, la comédie se raconte et le Livre devient l’arme moins rapide mais plus sûre, des poètes.
Durant cette matinée, au milieu des allées et venues des audiences, des ordres donnés, des conférences de quelques minutes qui font du cabinet de Nucingen une espèce de Salle-des-Pas-Perdus financière, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d’un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frère de Martin Falleix, et le successeur de Jules Desmarets. Jacques Falleix était l’Agent de change en titre de la maison Nucingen.
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