De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjuré la ruine de cet homme que s’il se fût agi de tuer un mouton pour la Pâque.

— Il ne bouffait bas dennir, répondit tranquillement le baron.

Jacques Falleix avait rendu d’énormes services à l’agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvé la place en manœuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n’est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les loups de l’Ukraine ?

— Pauvre homme ! répondit l’Agent de change, il se doutait si peu de ce dénoûment-là qu’il avait meublé, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maîtresse ; il y a dépensé cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble !... Voilà une femme obligée de quitter tout cela... Tout y est dû.

— Pon ! pon ! se dit Nucingen, foilà pien le gas de rébarer mes berdes de cede nuid... — Il n’a rienne bayé ? demanda-t-il à l’Agent de change.

— Eh ! répondit l’agent, quel est le fournisseur malappris qui n’eût pas fait crédit à Jacques Falleix ? Il paraît qu’il y a une cave exquise. Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l’acheter. Le bail est à son nom. Quelle sottise ! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu’est-ce que les créanciers en auront ?

— Fennez temain, dit Nucingen, c’haurai édé foir dout ceta, et zi l’on ne téclare boint te falite, qu’on arranche les avvaires à l’amiaple, che vous charcherai t’ovvrir eine brix resonnaple te ce mopilier, en brenant le pail...

— Ça pourra se faire très-bien, dit l’Agent de change. Allez-y ce matin, vous trouverez l’un des associés de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se créer un privilége ; mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix.

Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlé de cette maison ; qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut être immédiatement propriétaire, afin d’en exercer le privilége à raison des loyers.

Le caissier (honnête homme !) vint savoir si son maître perdait quelque chose à la faillite de Falleix.

— Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans.

— Hai ! gommand ?

— He ! ch’aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brébarait à sa maîdresse tebuis un an. Ch’aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux gréanciers, et maîdre Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la méson, gar le brobriédaire ed chêné... Che le saffais, mais che n’affais blis la déde à moi. Tans beu, ma tiffine Esder habidera ein bedid balai... Valeix m’y ha menné : c’esde eine merfeille, et à teux bas d’ici... Ça me fa gomme ein cant.

La faillite de Falleix forçait le baron d’aller à la Bourse ; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout ; il souffrait déjà d’être resté quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder à ses côtés. Le gain qu’il comptait faire avec les dépouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs déjà dépensés excessivement légère à porter. Enchanté d’annoncer à zon anche sa translation de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle serait dans eine bedid balai, où des souvenirs ne s’opposeraient plus à leur bonheur, les pavés lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rêve de jeune homme. Au détour de la rue des Trois-Frères, au milieu de son rêve et du pavé, le baron vit venir à lui Europe, la figure renversée.

— U fas-ti. dit-il.

— Hé ! monsieur, j’allais chez vous... Vous aviez bien raison hier ! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance ?... Quand les créanciers de madame ont su qu’elle était revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie... Hier, à sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d’affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi... Mais ceci n’est rien... Madame, qui est tout cœur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d’homme, vous savez !

— Quel monsdre ?...

— Eh ! bien, celui qu’elle aimait, ce d’Estourny, oh ! il était charmant.