Un rat était trop cher : il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir ; la mode des rats passa si bien, qu’aujourd’hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu’au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d’un sujet neuf.

— Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille ? dit Blondet.

En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac.

— Ce n’est pas possible ! répondit Finot, la Torpille n’a pas un liard à donner, elle a emprunté, m’a dit Nathan, mille francs à Florine.

— Oh ! messieurs, messieurs !... dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations.

— Eh ! bien, s’écria Vernou, l’ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule ?...

— Oh ! ces mille francs-là, dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille...

— Quelle perte irréparable fait l’élite de la littérature, de la science, de l’art et de la politique ! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s’est rencontrée l’étoffe d’une belle courtisane ; l’instruction ne l’avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire : elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d’une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n’y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu’elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession ! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd’hui sa gloire ?

— Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l’Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l’oreille de son voisin.

— Et sans toutes ces reines, que serait l’empire des Césars ? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la Grèce et l’Égypte. Toutes sont d’ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n’a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien ! Maintenant, en France où c’est à qui trônera, certes, il y a un trône vacant ! À nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j’aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur ; Du Tillet lui aurait pavé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux (Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant), Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots ! L’aristocratie serait venue s’amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d’articles mortifères. Ninon II aurait été magnifique d’impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle un chef-d’œuvre dramatique défendu ; on l’aurait au besoin fait faire exprès. Elle n’aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah ! quelle perte ! elle devait embrasser tout son siècle, elle aime avec un petit jeune homme ! Lucien en fera quelque chien de chasse !

— Aucune des puissances femelles que tu nommes n’a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange.

— Comme la graine d’un lys dans son terreau, reprit Vernou, elle s’y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout ?

— Il a raison, dit Lousteau qui jusqu’alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et fait rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. À dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaîne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du cœur en s’occupant de politique ou de science, de littérature ou d’art. Il n’y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l’Animal : Sors !... Et l’Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès ; elle vous met à table jusqu’au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la Matière, l’anime et l’élève jusqu’aux merveilleuses régions de l’Art : sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires ; elle donne à toute chose l’esprit de la circonstance ; son jargon pétille de traits piquants ; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes ; elle...

— Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela : vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu’elle a été sa maîtresse : elle peut toujours vous avoir, vous ne l’aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander..

— Oh ! elle est plus généreuse qu’un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet : on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c’est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé.

— Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l’archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires...

— Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou.

— La Torpille est trop chère, comme Raphaël, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers... dit Blondet.

— Jamais Esther n’a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérizy.

— Il n’y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s’explique.

— Ah ! l’Église sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d’ambassade il fera ! dit des Lupeaulx.

— D’autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d’une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau.

— Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d’autant plus qu’il a ce que nous nommons de l’indépendance dans les idées...

— C’est toi qui l’as formé, dit Vernou.

— Eh ! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j’en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maître des requêtes ; ce masque est la Torpille, je gage un souper...

— Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité.

— Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaître les oreilles de votre ancien rat.

— Il n’y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu’à nous en remontant le foyer, je m’engage alors à vous prouver que c’est elle.

— Il est donc revenu sur l’eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l’Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais ?

— Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé.

Le gros masque hocha la tête en signe d’assentiment.

— En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n’a plus d’audace, il devient rentier, reprit Nathan.

— Oh ! celui-là sera toujours grand seigneur, et il y aura toujours en lui une hauteur d’idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac.

En ce moment journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d’un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux.