Eux et quelques habitués du bal de l’Opéra savaient seuls reconnaître, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaître le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l’œil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérizy, le dernier ou le premier échelon de l’échelle sociale, cette créature était une admirable création, l’éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu’ils envièrent à Lucien le privilége sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s’il eût été seul avec Lucien, il n’y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière ; non ; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de Raphaël sont sous leur ovale filet d’or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D’où vient cette flamme qui rayonne autour d’une femme amoureuse et qui la signale entre toutes ? d’où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur ? Est-ce l’âme qui s’échappe ? Le bonheur a-t-il des vertus physiques ? L’ingénuité d’une vierge, les grâces de l’enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires, mais c’était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d’oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère ; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l’Art comme la cause est au-dessus de l’effet.

Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria : — Esther ? L’infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s’entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d’un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s’en alla pas plus loin qu’il ne le devait pour ne pas avoir l’air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées : d’abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l’oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abîmé dans ses réflexions.

— D’où lui vient ce nom de Torpille ? lui dit une voix sombre qui l’atteignit aux entrailles, car elle n’était plus déguisée.

— C’est bien lui qui s’est encore échappé.... dit Rastignac à part.

— Tais-toi ou je t’égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d’un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe ; et avant de te taire, réponds à ma demande.

— Eh ! bien, cette fille est si attrayante qu’elle aurait engourdi l’empereur Napoléon, et qu’elle engourdirait quelqu’un de plus difficile à séduire : toi ! répondit Rastignac en s’éloignant.

— Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m’avoir jamais vu nulle part.

L’homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment en ne trouvant rien du hideux personnage qu’il avait jadis connu dans la Maison-Vauquer.

— Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu’on ne saurait oublier, lui dit-il.

La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel.

À trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l’élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l’avait laissé le terrible masque. Rastignac s’était confessé à lui-même : il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l’accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne.

La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, dépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d’un des plus brillants quartiers de Paris conservera long-temps la souillure qu’y ont laissées les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s’exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d’œuvre de l’Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d’une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n’éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère : c’est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l’eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n’a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis long-temps établi son quartier-général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier.