Cette charge, une fortune déjà, voulait une grande fortune pour être bien portée. À Paris, en dehors du parlement, les gens de robe ne pouvaient aspirer qu’à trois existences supérieures : le contrôle général, les sceaux ou la simarre de chancelier. Au-dessous des parlements, dans la sphère inférieure, un lieutenant de présidial se trouvait être un assez grand personnage pour qu’il fût heureux de rester toute sa vie sur son siége. Comparez la position d’un conseiller à la cour royale de Paris, qui n’a pour toute fortune, en 1829, que son traitement, à celle d’un conseiller au parlement en 1729. Grande est la différence ! Aujourd’hui, où l’on fait de l’argent la garantie sociale universelle, on a dispensé les magistrats de posséder, comme autrefois, de grandes fortunes ; aussi les voit-on députés, pairs de France, entassant magistrature sur magistrature, à la fois juges et législateurs, allant emprunter de l’importance à des positions autres que celle d’où devrait venir tout leur éclat.

Enfin, les magistrats pensent à se distinguer pour avancer, comme on avance dans l’armée ou dans l’administration.

Cette pensée, si elle n’altère pas l’indépendance du magistrat, est trop connue et trop naturelle, on en voit trop d’effets, pour que la magistrature ne perde pas de sa majesté dans l’opinion publique. Le traitement payé par l’État fait du prêtre et du magistrat, des employés. Les grades à gagner développent l’ambition ; l’ambition engendre une complaisance envers le pouvoir ; puis l’égalité moderne met le justiciable et le juge sur la même feuille du parquet social. Ainsi, les deux colonnes de tout ordre social, la Religion et la Justice, se sont amoindries au dix-neuvième siècle, où l’on se prétend en progrès sur toute chose.

— Et pourquoi n’avancerais-tu pas ? dit Amélie Camusot.

Elle regarda son mari d’un air railleur, en sentant la nécessité de rendre de l’énergie à l’homme qui portait son ambition, et de qui elle jouait comme d’un instrument.

— Pourquoi désespérer ? reprit-elle en faisant un geste qui peignit bien son insouciance quant à la mort du prévenu. Ce suicide va rendre heureuses les deux ennemies de Lucien, madame d’Espard et sa cousine, la comtesse Châtelet. Madame d’Espard est au mieux avec le Garde-des-Sceaux ; et, par elle, tu peux obtenir une audience de Sa Grandeur, où tu lui diras le secret de cette affaire. Or, si le ministre de la justice est pour toi, qu’as-tu donc à craindre de ton président et du procureur-général ?...

— Mais monsieur et madame de Sérizy !... s’écria le pauvre juge. Madame de Sérizy, je te le répète, est folle ! et folle par ma faute, dit-on !

— Eh ! si elle est folle, juge sans jugement, s’écria madame Camusot en riant, elle ne pourra pas te nuire ! Voyons, raconte-moi toutes les circonstances de la journée.

— Mon Dieu, répondit Camusot, au moment où j’avais confessé ce malheureux jeune homme et où il venait de déclarer que ce soi-disant prêtre espagnol est bien Jacques Collin, la duchesse de Maufrigneuse et madame, de Sérizy m’ont envoyé, par un valet de chambre, un petit mot où elles me priaient de ne pas l’interroger. Tout était consommé...

— Mais, tu as donc perdu la tête ! dit Amélie ; car, sûr comme tu l’es de ton commis-greffier, tu pouvais alors faire revenir Lucien, le rassurer adroitement, et corriger ton interrogatoire !

— Mais tu es comme madame de Sérizy, tu te moques de la justice ! dit Camusot incapable de se jouer de sa profession. Madame de Sérizy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu ! — En voilà une femme ! bravo ! s’écria madame Camusot.

— Madame de Sérizy m’a dit qu’elle ferait sauter le Palais plutôt que de laisser un jeune homme, qui avait eu les bonnes grâces de la duchesse de Maufrigneuse et les siennes, aller sur les bancs de la cour d’assises en compagnie d’un forçat !...

— Mais Camusot, dit Amélie, en ne pouvant pas retenir un sourire de supériorité, ta position est superbe...

— Ah ! oui, superbe !

— Tu as fait ton devoir...

— Mais malheureusement, et malgré l’avis jésuitique de monsieur de Grandville, qui m’a rencontré sur le quai Malaquais...

— Ce matin ?

— Ce matin !

— À quelle heure ?

— À neuf heures.

— Oh ! Camusot ! dit Amélie en joignant ses mains et les tordant, moi qui ne cesse de te répéter de prendre garde à tout... Mon Dieu, ce n’est pas un homme, c’est une charrette de moëllons que je traîne !... Mais, Camusot, ton procureur-général t’attendait au passage, il a dû te faire des recommandations.

— Mais oui...

— Et tu ne l’as pas compris ! Si tu es sourd, tu resteras toute ta vie juge d’instruction sans aucune espèce d’instruction. Aie donc l’esprit de m’écouter ! dit-elle en faisant taire son mari qui voulut répondre. Tu crois l’affaire finie ? dit Amélie.

Camusot regarda sa femme de l’air qu’ont les paysans devant un charlatan.

— Si la duchesse de Maufrigneuse et la comtesse de Sérizy sont compromises, tu dois les avoir toutes deux pour protectrices, reprit Amélie. Voyons ? madame d’Espard obtiendra pour toi du Garde-des-Sceaux une audience où tu lui donneras le secret de l’affaire, et il en amusera le roi ; car tous les souverains aiment à connaître l’envers des tapisseries, et savoir les véritables motifs des événements que le public regarde passer bouche béante. Dès-lors, ni le procureur-général, ni monsieur de Sérizy ne seront plus à craindre...

— Quel trésor qu’une femme comme toi ! s’écria le juge en reprenant courage. Après tout, j’ai débusqué Jacques Collin, je vais l’envoyer rendre ses comptes en cour d’assises, je dévoilerai ses crimes. C’est une victoire dans la carrière d’un juge d’instruction qu’un pareil procès...

— Camusot, reprit Amélie en voyant avec plaisir son mari revenu de la prostration morale et physique où l’avait jeté le suicide de Lucien de Rubempré, le président t’a dit tout à l’heure que tu avais donné à gauche ; mais ici, tu donnes trop à droite... Tu te fourvoies encore, mon ami !

Le juge d’instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction.

— Le Roi, le Garde-des-Sceaux pourront être très contents d’apprendre le secret de cette affaire, et tout à la fois très fâchés de voir des avocats de l’opinion libérale traînant à la barre de l’opinion et de la cour d’assises, par leurs plaidoiries, des personnages aussi importants que les Sérizy, les Maufrigneuse et les Grandlieu, enfin tous ceux qui sont mêlés directement ou indirectement à ce procès.

— Ils y sont fourrés tous !... je les tiens ! s’écria Camusot.

Le juge, qui se leva, marcha par son cabinet, à la façon de Sganarelle sur le théâtre quand il cherche à sortir d’un mauvais pas.

— Écoute, Amélie ! reprit-il en se posant devant sa femme, il me revient à l’esprit une circonstance, en apparence minime, et qui, dans la situation où je suis, est d’un intérêt capital. Figure-toi, ma chère amie, que ce Jacques Collin est un colosse de ruse, de dissimulation, de rouerie... un homme d’une profondeur... Oh ! c’est... quoi ?... le Cromwell du bagne !...