Je n’ai jamais rencontré pareil scélérat, il m’a presque attrapé !... Mais, en instruction criminelle, un bout de fil qui passe vous fait trouver un peloton avec lequel on se promène dans le labyrinthe des consciences les plus ténébreuses, ou des faits les plus obscurs. Lorsque Jacques Collin m’a vu feuilletant les lettres saisies au domicile de Lucien de Rubempré, mon drôle y a jeté le coup d’œil d’un homme qui voulait voir si quelqu’autre paquet ne s’y trouvait pas, et il a laissé échapper un mouvement de satisfaction visible. Ce regard de voleur évaluant un trésor, ce geste de prévenu qui se dit : « j’ai mes armes » m’ont fait comprendre un monde de choses. Il n’y a que vous autres femmes qui puissiez, comme nous et les prévenus, lancer, dans une œillade échangée, des scènes entières où se révèlent des tromperies compliquées comme des serrures de sûreté. On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde ! C’est effrayant, c’est la vie ou la mort, dans un clin d’œil. Le gaillard a d’autres lettres entre les mains ! ai-je pensé. Puis les mille autres détails de l’affaire m’ont préoccupé. J’ai négligé cet incident, car je croyais avoir à confronter mes prévenus et pouvoir éclaircir plus tard ce point de l’instruction. Mais regardons comme certain que Jacques Collin a mis en lieu sûr, selon l’habitude de ces misérables, les lettres les plus compromettantes de la correspondance du beau jeune homme adoré de tant de...

— Et tu trembles, Camusot ! Tu seras président de chambre à la cour royale, bien plus tôt que je ne le croyais !... s’écria madame Camusot dont la figure rayonna. Voyons ! il faut te conduire de manière à contenter tout le monde, car l’affaire devient si grave qu’elle pourrait bien nous être VOLÉE !... N’a-t-on pas ôté des mains de Popinot, pour te la confier, la procédure dans le procès en interdiction intenté par madame à monsieur d’Espard ? dit-elle pour répondre à un geste d’étonnement que fit Camusot. Eh bien, le procureur-général qui prend un intérêt si vif à l’honneur de monsieur et de madame de Sérizy, ne peut-il pas évoquer l’affaire à la cour royale, et faire commettre un conseiller à lui pour l’instruire à nouveau ?...

— Ah ! çà, ma chère, où donc as-tu fait ton Droit criminel ? s’écria Camusot. Tu sais tout, tu es mon maître...

— Comment, tu crois que demain matin monsieur de Grandville ne sera pas effrayé de la plaidoirie probable d’un avocat libéral que ce Jacques Collin saura bien trouver ; car on viendra lui proposer de l’argent pour être son défenseur !... Ces dames connaissent leur danger aussi bien, pour ne pas dire mieux, que tu ne le connais ; elles en instruiront le procureur-général, qui, déjà, voit ces familles traînées bien près du banc des accusés, par suite du mariage de ce forçat avec Lucien de Rubempré, fiancé de mademoiselle de Grandlieu, Lucien, amant d’Esther, ancien amant de la duchesse de Maufrigneuse, le chéri de madame de Sérizy. Tu dois donc manœuvrer de manière à te concilier l’affection de ton procureur-général, la reconnaissance de monsieur de Sérizy, celle de la marquise d’Espard, de la comtesse Châtelet, à corroborer la protection de madame de Maufrigneuse par celle de la maison de Grandlieu, et à te faire adresser des compliments par ton président. Moi, je me charge de mesdames d’Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieu. Toi, tu dois aller demain matin chez le procureur-général. Monsieur de Grandville est un homme qui ne vit pas avec sa femme, il a eu pour maîtresse, pendant une dizaine d’années, une mademoiselle de Bellefeuille, qui lui a donné des enfants adultérins, n’est-ce pas ? Eh bien ! ce magistrat-là n’est pas un saint, c’est un homme tout comme un autre ; on peut le séduire, il donne prise sur lui par quelqu’endroit, il faut découvrir son faible, le flatter ; demande-lui des conseils, fais-lui voir le danger de l’affaire ; enfin, tâchez de vous compromettre de compagnie, et tu seras...

— Non, je devrais baiser la marque de tes pas, dit Camusot en interrompant sa femme, la prenant par la taille et la serrant sur son cœur. Amélie ! tu me sauves !

— C’est moi qui t’ai remorqué d’Alençon à Mantes, et de Mantes au tribunal de la Seine, répondit Amélie. Eh bien ! sois tranquille !... je veux qu’on m’appelle madame la présidente dans cinq ans d’ici ; mais, mon chat, pense donc toujours pendant longtemps avant de prendre des résolutions. Le métier de juge n’est pas celui d’un sapeur-pompier, le feu n’est jamais à vos papiers, vous avez le temps de réfléchir ; aussi, dans vos places, les sottises sont-elles inexcusables...

— La force de ma position est tout entière dans l’identité du faux prêtre espagnol avec Jacques Collin, reprit le juge après une longue pause. Une fois cette identité bien établie, quand même la cour s’attribuerait la connaissance de ce procès, ce sera toujours un fait acquis dont ne pourra se débarrasser aucun magistrat, juge ou conseiller. J’aurai imité les enfants qui attachent une ferraille à la queue d’un chat ; la procédure, n’importe où elle s’instruise, fera toujours sonner les fers de Jacques Collin.

— Bravo ! dit Amélie.

— Et le procureur-général aimera mieux s’entendre avec moi, qui pourrais seul enlever cette épée de Damoclès suspendue sur le cœur du faubourg Saint-Germain, qu’avec tout autre !... Mais tu ne sais pas combien il est difficile d’obtenir ce magnifique résultat ?... Le procureur-général et moi, tout à l’heure, dans son cabinet, nous sommes convenus d’accepter Jacques Collin pour ce qu’il se donne, pour un chanoine du chapitre de Tolède, pour Carlos Herrera ; nous sommes convenus d’admettre sa qualité d’envoyé diplomatique, et de le laisser réclamer par l’ambassade d’Espagne. C’est par suite de ce plan que j’ai fait le rapport qui met en liberté Lucien de Rubempré, que j’ai recommencé les interrogatoires de mes prévenus, en les rendant blancs comme neige. Demain, messieurs de Rastignac, Bianchon, et je ne sais qui encore, doivent être confrontés avec le soi-disant chanoine du chapitre royal de Tolède, ils ne reconnaîtront pas en lui Jacques Collin, dont l’arrestation a eu lieu en leur présence, il y a dix ans, dans une pension bourgeoise, où ils l’ont connu sous le nom de Vautrin.

Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait.

— Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin ? demanda-t-elle.

— Sûr, répondit le juge, et le procureur-général aussi.

— Eh bien ! tâche donc, sans laisser voir tes griffes de chat fourré, de susciter un éclat au Palais-de-Justice ! Si ton homme est encore au secret, vas voir immédiatement le directeur de la Conciergerie et fais en sorte que le forçat y soit publiquement reconnu.