Théodore, repris, avait été réintégré au bagne. Après avoir gagné l’Espagne et s’y être transformé en Carlos Herrera, Jacques Collin venait chercher son Corse à Rochefort, lorsqu’il rencontra Lucien sur les bords de la Charente. Le héros des bandits et des macchis à qui Trompe-la-Mort devait de savoir l’italien, fut sacrifié naturellement à cette nouvelle idole.
La vie avec Lucien, garçon pur de toute condamnation, et qui ne se reprochait que des peccadilles, se levait d’ailleurs belle et magnifique comme le soleil d’une journée d’été ; tandis qu’avec Théodore, Jacques Collin n’apercevait plus d’autre dénoûment que l’échafaud, après une série de crimes indispensables.
L’idée d’un malheur causé par la faiblesse de Lucien à qui le régime du secret devait faire perdre la tête, prit des proportions énormes dans l’esprit de Jacques Collin ; et, en supposant la possibilité d’une catastrophe, ce malheureux se sentit les yeux mouillés de larmes, phénomène qui depuis son enfance ne s’était pas produit une seule fois en lui.
— Je dois avoir une fièvre de cheval, se dit-il, et peut-être en faisant venir le médecin et lui proposant une somme considérable, me mettrait-il en rapport avec Lucien.
En ce moment le surveillant apporta le dîner au prévenu. — C’est inutile, mon garçon, je ne puis manger. Dites à monsieur le directeur de cette prison de m’envoyer le médecin, je me trouve si mal que je crois ma dernière heure arrivée.
En entendant les sons gutturaux du râle par lesquels le forçat accompagna sa phrase, le surveillant inclina la tête et partit. Jacques Collin s’accrocha furieusement à cette espérance ; mais, quand il vit entrer dans son cabanon le docteur en compagnie du directeur, il regarda sa tentative comme avortée, et il attendit froidement l’effet de la visite, en tendant son pouls au médecin.
— Monsieur a la fièvre, dit le docteur à monsieur Gault ; mais c’est la fièvre que nous reconnaissons chez tous les prévenus, et qui, dit-il à l’oreille du faux Espagnol, est toujours pour moi la preuve d’une criminalité quelconque.
En ce moment, le directeur, à qui le procureur-général avait donné la lettre écrite par Lucien à Jacques Collin pour la lui remettre, laissa le docteur et le prévenu sous la garde du surveillant, et alla chercher cette lettre.
— Monsieur, dit Jacques Collin au docteur en voyant le surveillant à la porte et ne s’expliquant pas l’absence du directeur, je ne regarderais pas à trente mille francs pour pouvoir faire passer cinq lignes à Lucien de Rubempré.
— Je ne veux pas vous voler votre argent, dit le docteur Lebrun, personne au monde ne peut plus communiquer avec lui...
— Personne ? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi ?
— Mais il s’est pendu...
Jamais tigre trouvant ses petits enlevés n’a frappé les jungles de l’Inde d’un cri aussi épouvantable que le fut celui de Jacques Collin, qui se dressa sur ses pieds comme le tigre sur ses pattes, qui lança sur le docteur un regard brûlant comme l’éclair de la foudre quand elle tombe ; puis il s’affaissa sur son lit de camp en disant : — Oh ! mon fils !...
— Pauvre homme ! s’écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature.
En effet, cette explosion fut suivie d’une si complète faiblesse, que ces mots : — Oh ! mon fils !... furent comme un murmure.
— Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant. — Non, ce n’est pas possible ! reprit Jacques Collin en se soulevant et regardant les deux témoins de cette scène d’un œil sans flamme ni chaleur. Vous vous trompez, ce n’est pas lui ! Vous n’avez pas bien vu. L’on ne peut pas se pendre au secret ! Voyez, comment pourrais-je me pendre ici ? Paris tout entier me répond de cette vie-là ! Dieu me la doit !
Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. À l’aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence même de cette explosion de douleur, parut se calmer.
— Voici une lettre que monsieur le procureur-général m’a chargé de vous donner, en permettant que vous l’eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault.
— C’est de Lucien... dit Jacques Collin.
— Oui, monsieur.
— N’est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme ?...
— Est mort, reprit le directeur. Quand même monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé, trop tard... Ce jeune homme est mort, là..., dans une des pistoles...
— Puis-je le voir de mes yeux ? demanda timidement Jacques Collin ; laisserez-vous un père libre d’aller pleurer son fils ?
— Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j’ai l’ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur.
Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin ; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piége, et il hésitait à sortir.
— Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin, vous n’avez pas de temps à perdre, on doit l’enlever cette nuit...
— Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j’y vois à peine clair... Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis... Vous n’êtes pères, si vous l’êtes, que d’une manière ;... je suis mère, aussi !... Je... je suis fou,... je le sens.
En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s’ouvrent que devant le directeur, il est possible d’aller en peu de temps des Secrets aux pistoles. Ces deux rangées d’habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais-de-Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, accompagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu’on avait mis sur le lit.
À cet aspect, il tomba sur ce corps et s’y colla par une étreinte désespérée dont la force et le mouvement passionnés firent frémir les trois spectateurs de cette scène.
— Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez !... cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu’est un cadavre, c’est de la pierre...
— Laissez-moi là !... dit Jacques Collin d’une voix éteinte, je n’ai pas longtemps à le voir, on va me l’enlever pour...
Il s’arrêta devant le mot enterrer.
— Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant !... Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas...
— C’est bien son fils ! dit le médecin.
— Vous croyez ? répondit le directeur d’un air profond qui jeta le médecin dans une courte rêverie.
Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu’on ne vint enlever le corps.
À cinq heures et demie, au mois de mai, l’on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien.
On ne connaît pas d’homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle.
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