Mais l’effet de ce froid terrible et agissant comme un poison est à peine comparable à celui que produit sur l’âme la main raide et glacée d’un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments ; car, en fait de sentiment, changer, n’est-ce pas mourir ? En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraîtra ce qu’il fut pour cet homme, une coupe de poison.

À L’ABBÉ CARLOS HERRERA.

« Mon cher abbé, je n’ai reçu que des bienfaits de vous, et je vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand vous lirez ces lignes, je n’existerai plus ; vous ne serez plus là pour me sauver.

» Vous m’aviez donné pleinement le droit, si j’y trouvais un avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout de cigare, mais j’ai disposé de vous sottement. Pour sortir d’embarras, séduit par une captieuse demande du juge d’instruction, votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s’est rangé du côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et un scélérat français. Tout est dit.

» Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l’être, il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d’une séparation suprême. Vous m’avez voulu faire puissant et glorieux, vous m’avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi.

» Il y a la postérité de Caïn et celle d’Abel, comme vous disiez quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. Vous descendez d’Adam par cette ligne en qui le diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle avait été jetée sur Ève. Parmi les démons de cette filiation, il s’en trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces immenses qu’ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la société comme les lions le seraient en pleine Normandie : il leur faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent les écus des niais ; leurs jeux sont si périlleux qu’ils finissent par tuer l’humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, Attila, Charlemagne, Robespierre ou Napoléon ; mais, quand ils laissent rouiller au fond de l’océan d’une génération ces instruments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Fouché, Louvel et l’abbé Carlos Herrera. Doués d’un immense pouvoir sur les âmes tendres, ils les attirent et les broient. C’est grand, c’est beau dans son genre. C’est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C’est la poésie du mal.

» Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n’en pas sortir. Tu m’as fait vivre de cette vie gigantesque, et j’ai bien mon compte de l’existence. Ainsi, je puis retirer ma tête des nœuds gordiens de ta politique, pour la donner au nœud coulant de ma cravate.

» Pour réparer ma faute, je transmets au procureur-général une rétractation de mon interrogatoire ; vous verrez à tirer parti de cette pièce. Par le vœu d’un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l’abbé, les sommes appartenant à votre ordre, desquelles vous avez disposé très imprudemment pour moi, par suite de la paternelle tendresse que vous m’avez portée.

» Adieu donc, adieu grandiose statue du mal et de la corruption, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que Ximenès, plus que Richelieu ; vous avez tenu vos promesses : je me retrouve au bord de la Charente, après vous avoir dû les enchantements d’un rêve ; mais, malheureusement, ce n’est plus la rivière de mon pays où j’allais noyer les peccadilles de ma jeunesse ; c’est la Seine, et mon trou, c’est un cabanon de la Conciergerie.

» Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration.

» LUCIEN. »

Avant une heure du matin, lorsqu’on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lâchée sans doute comme le suicidé lâche le pistolet qui l’a tué ; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu.

En voyant cet homme, les porteurs s’arrêtèrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillées pour l’éternité sur les tombeaux du Moyen-Âge, par le génie des tailleurs d’images. Ce faux prêtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres, et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa tellement à ces gens, qu’ils lui dirent avec douceur de se lever.

— Pourquoi ? demanda-t-il timidement.

Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant.

Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargebœuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Grandville relatifs au service et au convoi de Lucien, qu’il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l’attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit.

— Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s’écria d’une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu’il peut compter sur ma reconnaissance... Oui, je suis capable de lui rendre de grands services... N’oubliez par cette phrase ; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah ! monsieur, il se fait d’étranges changements dans le cœur d’un homme, quand il a pleuré pendant sept heures, sur un enfant comme celui-ci... Je ne le verrai donc plus !...

Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l’on arrache le corps, de son fils, Jacques Collin s’affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs.

Le secrétaire du procureur-général et le directeur de la prison s’étaient déjà soustraits à ce spectacle.

Qu’était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup-d’œil en rapidité, chez laquelle la pensée et l’action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois séjours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage ? Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée ; ses impénétrables mollécules, purifiées par l’homme et rendues homogènes, se désagrègent ; et, sans être en fusion, le métal n’a plus la même vertu de résistance. Les maréchaux, les serruriers, taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l’état par un mot de leur technologie : «  Le fer est roui ! » disent-ils en s’appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s’obtient par le rouissage. Eh bien ! l’âme humaine, ou, si vous voulez la triple énergie du corps, du cœur et de l’esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer, par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes comme du chanvre et du fer : ils sont rouis. La science et la justice, le public cherchent mille causes aux terribles catastrophes causées sur les chemins de fer, par la rupture d’une barre de fer, et dont le plus affreux exemple est celui de Bellevue ; mais personne n’a consulté les vrais connaisseurs en ce genre, les forgerons, qui ont tous dit le même mot : « Le fer était roui ! » Ce danger est imprévisible.