Stoneburner
WILLIAM GAY
Stoneburner
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias

GALLIMARD
Né en octobre 1941 à Hohenwald, Tennessee, William Gay était charpentier de métier. Il sert quatre ans dans la marine pendant la guerre du Vietnam puis, démobilisé, vit à New York une expérience qu’il juge peu convaincante. De retour au pays, il monte des cloisons de placo et peint des maisons pour subvenir aux besoins de sa famille.
À partir de l’âge de quinze ans, il ne cesse d’écrire. Des nouvelles, pour commencer, qu’il vend à la fin des années 1990 à diverses revues littéraires – Harper’s, The Atlantic Monthly, Oxford American… –, et six romans, dont quatre ont été traduits en France à ce jour.
Il est considéré aux États-Unis, par ses pairs et par la critique, comme un maître de ce genre littéraire singulier qu’est le « Southern Gothic », dans lequel des éléments de grotesque et de surréel viennent étoffer le noir. Il a entretenu une amitié littéraire suivie avec Cormac McCarthy, Ron Rash, Barry Hannah, Tom Franklin.
Il admirait avant tout William Faulkner et écoutait inlassablement Bob Dylan.
Donald Ray Pollock affirme que s’il a eu le courage de se lancer dans l’écriture, c’est à lui qu’il le doit.
William Gay est mort le 23 février 2012 dans sa ville natale.
Note de l’éditeur
L’absence de tirets ou de guillemets pour indiquer les dialogues est un choix délibéré répondant à la volonté de l’auteur, telle qu’elle est exprimée dans la déclaration suivante :
« J’ai lu ce livre [La Nuit du chasseur, de Davis Grubb] quand j’étais adolescent. C’était la première fois que je voyais un roman sans guillemets. Cela me plaît ; j’ai l’impression que lorsque l’on sépare les dialogues de la narration, qu’on les enferme entre des guillemets, ils sont moins intégrés dans l’ensemble. J’aime avoir le sentiment que le roman forme un tout, que les dialogues ne sont pas plus importants que la description des actions ou des personnages. Quand on met des guillemets de part et d’autre d’un dialogue, cela semble vouloir dire ceci est important, regardez bien. »
Cette volonté s’est également exprimée dans la réponse à la question :
« Mais vous avez utilisé les guillemets pour au moins un de vos romans, n’est-ce pas ? Il y en a dans La Demeure éternelle.
— Oui, c’était mon premier. Eh bien, cela s’est fait en passant sur mon corps meurtri et ensanglanté. Mon éditeur a dit que je pouvais, si je voulais, mettre des tirets devant les lignes de dialogue. Je ne voulais pas, car Charles Frazier venait justement de le faire dans Retour à Cold Mountain. J’ai pensé que si l’on voulait attirer l’attention sur les dialogues, autant utiliser les guillemets. »
L’épouse des collines
Jamais il ne la trouva,
Même en la cherchant partout.
Où était-elle ?
Aussi soudainement,
Aussi vite,
Aussi aisément que cela,
Les liens se brisèrent
Et il apprit l’existence de l’irrévocable
Au bord de la tombe
ROBERT FROST
Quand tu scrutes longtemps l’abîme,
L’abîme regarde aussi en toi
NIETZSCHE
D’un coup sec, Stoneburner mit en place le chargeur de son calibre 45 de l’armée et coinça celui-ci dans la ceinture de son jean. Avant de sortir, il boutonna sa veste pour le dissimuler, puis il longea le trottoir jusqu’à son pick-up. Stoneburner était grand et élancé, mais son torse et ses épaules n’étaient pas aussi étroits que sa taille ne les faisait paraître. Ses cheveux châtain foncé, déjà parsemés de gris sur les tempes, étaient bouclés et assez longs sur la nuque pour recouvrir son col. Avec son Levi’s, il portait une chemise blanche et une vieille veste de couleur noire.
Après avoir acheté un pack de bière dans une supérette, il roula un certain temps sans destination précise. La nuit était tombée. Au bout d’un moment, la pluie se mêla à la partie, les rues devinrent noires et glissantes, comme inclinées. Sur l’asphalte luisant, les phares des voitures se dédoublaient, pareils à des lueurs sinistres courant sous la surface du revêtement. Les trottoirs grouillaient de monde. Les passants avaient des allures de dépravés, ils ne ressemblaient en rien aux gens qu’il avait l’habitude de voir en plein jour – peut-être appartenaient-ils à une autre race. À travers la pluie oblique, les néons les affublaient de couleurs dures et intenses, les maquillaient en exécutants de missions douteuses – tout en couleurs et en contrastes, des hommes noirs en tenue de ville.
Il continua de rouler vers l’ouest jusqu’à ce que les commerces éclairés au néon se fassent plus rares et finissent par disparaître, après quoi son trajet ne fut plus balisé que par les réverbères. Il se trouvait dans Charlotte Avenue. Il la quitta pour tourner dans Beverly et se diriger vers le sud, en traversant un quartier occupé par les classes moyennes – habitations en brique, garages à deux places – où toutes les maisons semblaient identiques : trois chambres et un salon. On pouvait deviner l’agencement des pièces depuis la rue. Après avoir dépassé une bâtisse blanche apparemment pareille aux autres, il freina et stoppa le pick-up. En regardant derrière lui à travers la vitre ruisselant de pluie, il repartit en marche arrière et se gara dans l’allée d’une maison inoccupée, à la hauteur de la bâtisse blanche, mais de l’autre côté de la rue. Il éteignit les phares, coupa le contact. Le silence subit lui parut presque apaisant, et il resta sur son siège à écouter la pluie tambouriner sur le toit de la cabine.
Il s’en voulut de n’avoir pas prêté attention à la métamorphose de ce quartier, car celui-ci semblait en proie à une vague crise économique.
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