Les jardins étaient mal entretenus, on y voyait des pancartes À VENDRE ou des avis de mise aux enchères. Des panneaux de contre-plaqué remplaçaient d’anciennes baies vitrées brisées par des cailloux qu’avaient lancés des petits vandales. Le voisinage semblait triste, abandonné. C’était un lieu où Stoneburner n’avait pas envie de s’attarder, une sorte de version surréaliste d’un cimetière des éléphants où le rêve américain serait venu mourir.

La maison que Stoneburner observait était éclairée. Elle était occupée, également. L’espace d’un instant, il vit une silhouette de femme devant les tentures, puis un rideau s’écarta et un visage regarda brièvement la rue avant de disparaître. Assis derrière le volant, dans le silence de la cabine, il but une bière en observant les environs. Une voiture remonta la rue, pleins phares – deux auréoles sous la pluie. Stoneburner actionna une manette et les essuie-glaces se mirent en marche en ronronnant.

La voiture s’arrêta devant la maison de brique blanche et un homme en descendit aussitôt. Machinalement, Stoneburner regarda sa montre. Il était 21 h 35. L’homme remonta rapidement l’allée. Il portait un imperméable noir qui luisait sous les réverbères. Ses cheveux pouvaient être blancs, blonds, ou gris. Stoneburner n’aurait pu le dire, mais l’homme avançait d’un pas énergique, il opta donc pour une chevelure blonde. La porte s’ouvrit, comme si son corps avait déclenché une cellule photoélectrique ; la femme apparut dans l’encadrement, ses cheveux blonds auréolés par l’éclairage intérieur. Ils entrèrent tous les deux et la porte se referma. Stoneburner arrêta les essuie-glaces et le décor devint flou et éphémère, pareil à une toile de paysagiste qu’on aurait jetée dans l’eau.

Un placier en assurances, peut-être. Un démarcheur venu faire la démonstration d’un aspirateur. Le courtier d’un organisme bancaire. Le commercial d’une entreprise de pompes funèbres proposant une concession funéraire dans les collines et son entretien à perpétuité. À perpétuité – sans plaisanter. Au cours des dix dernières années, Stoneburner avait tout entendu. Commis voyageur, releveur de compteurs, frère descendu de Philadelphie, cousin venu de l’Arizona. Il avait vu trop de regards ombrés de mascara se faire enjôleurs, évasifs, et momentanément effrayés, il avait vu cette crainte se durcir pour virer au défi hargneux. Bon, très bien, vous m’avez prise en flagrant délit. Et après ? Vous allez en informer mon mari ?

Certaines femmes laissaient entendre à Stoneburner que son silence était un luxe qu’elles étaient prêtes à payer très cher, et que les transactions n’étaient pas toutes effectuées dans la monnaie en vigueur. Jusqu’à présent, Stoneburner avait toujours décliné leurs offres. Une fois qu’on lui avait payé ses heures de travail, elles n’étaient plus à vendre. Elles ne valaient pas grand-chose, mais elles lui appartenaient.

Il avait écouté trop de bandes enregistrées dans des chambres d’hôtel minables, développé trop de clichés pris au téléobjectif, il avait vu trop de visages décomposés quand il rangeait les photos et qu’il éteignait le magnétophone.

Jamais ma femme ne dirait des choses pareilles à un homme, lui avait soutenu un client borné.