Au milieu, le fauteuil
présidentiel avec le P. C. A. brodé sur le dossier ; à un bout
et comme en dépendance, la chaise du secrétaire. Derrière, la
bannière se déployait au-dessus d’un long carton-pâte vernissé où
les Alpines sortaient en relief avec leurs noms respectifs et leurs
altitudes. Des alpenstocks d’honneur incrustés d’ivoire, en
faisceaux comme des queues de billard, ornaient les coins, et la
vitrine étalait des curiosités ramassées sur la montagne, cristaux,
silex, pétrifications, deux oursins, une salamandre.
En l’absence de Tartarin, Costecalde rajeuni,
rayonnant, occupait le fauteuil ; la chaise était pour
Excourbaniès qui faisait fonction de secrétaire ; mais ce
diable d’homme, crépu, velu, barbu, éprouvait un besoin de bruit,
d’agitation qui ne lui permettait pas les emplois sédentaires. Au
moindre prétexte, il levait les bras, les jambes, poussait des
hurlements effroyables, des « ha ! ha !
ha ! » d’une joie féroce, exubérante, que terminait
toujours ce terrible cri de guerre en patois tarasconnais :
« Fen dè brut ! faisons du bruit… » On
l’appelait le gong à cause de sa voix de cuivre partant à vous
faire saigner les oreilles sous une continuelle détente.
Çà et là, sur un divan de crin autour de la
salle, les membres du comité.
En première ligne, l’ancien capitaine
d’habillement Bravida que tout le monde, à Tarascon, appelait le
Commandant ; un tout petit homme, propre comme un sou, qui se
rattrapait de sa taille d’enfant de troupe, en se faisant la tête
moustachue et sauvage de Vercingétorix.
Puis une longue face creusée et maladive,
Pégoulade, le receveur, le dernier naufragé de la Méduse. De
mémoire d’homme, il y a toujours eu à Tarascon un dernier naufragé
de la Méduse. Dans un temps, même, on en comptait jusqu’à trois,
qui se traitaient mutuellement d’imposteurs et n’avaient jamais
consenti à se trouver ensemble. Des trois, le seul vrai, c’était
Pégoulade. Embarqué sur la Méduse avec ses parents, il avait subi
le désastre à six mois, ce qui ne l’empêchait pas de le raconter,
de visu, dans les moindres détails, la famine, les canots,
le radeau, et comment il avait pris à la gorge le commandant qui se
sauvait : « Sur ton banc de quart,
misérable !… » À six mois, outre !…
Assommant, du reste, avec cette éternelle histoire que tout le
monde connaissait, ressassait depuis cinquante ans, et dont il
prenait prétexte pour se donner un air désolé, détaché de la
vie.
« Après ce que j’ai vu ! »
disait-il, et bien injustement, puisqu’il devait à cela son poste
de receveur conservé sous tous les régimes.
Près de lui, les frères Rognonas, jumeaux et
sexagénaires, ne se quittant pas, mais toujours en querelle et
disant des monstruosités l’un de l’autre ; une telle
ressemblance que leurs deux vieilles têtes frustes et irrégulières,
regardant à l’opposé par antipathie, auraient pu figurer dans un
médaillier avec IANVS BIFRONS pour exergue.
De-ci, de-là, le président Bédaride, Barjavel
l’avoué, le notaire Cambalalette, et le terrible docteur
Tournatoire dont Bravida disait qu’il aurait tiré du sang d’une
rave.
Vu la chaleur accablante, accrue par
l’éclairage au gaz, ces messieurs siégeaient en bras de chemise, ce
qui ôtait beaucoup de solennité à la réunion. Il est vrai qu’on
était en petit comité, et l’infâme Costecalde voulait en profiter
pour fixer au plus tôt la date des élections, sans attendre le
retour de Tartarin. Assuré de son coup, il triomphait d’avance, et
lorsque, après la lecture de l’ordre du jour par Excourbaniès, il
se leva pour intriguer, un infernal sourire retroussait sa lèvre
mince.
« Méfie-toi de celui qui rit avant de
parler », murmura le commandant.
Costecalde, sans broncher, et clignant de
l’œil au fidèle Tournatoire, commença d’une voix
fielleuse :
« Messieurs, l’inqualifiable conduite de
notre président, l’incertitude où il nous laisse…
– C’est faux !… Le Président a
écrit… »
Bézuquet frémissant se campait devant le
bureau ; mais comprenant ce que son attitude avait
d’antiréglementaire, il changea de ton et, la main levée selon
l’usage, demanda la parole pour une communication pressante.
« Parlez ! Parlez ! »
Costecalde, très jaune, la gorge serrée lui
donna la parole d’un mouvement de tête. Alors, mais alors
seulement, Bézuquet commença :
« Tartarin est au pied de la Jungfrau… Il
va monter… Il demande la bannière !… »
Un silence coupé du rauque halètement des
poitrines, du crépitement du gaz ; puis un hurrah formidable,
des bravos, des trépignements, que dominait le gong d’Excourbaniès
poussant son cri de guerre : « Ah ! ah !
ah ! fen dè brut ! » auquel la foule
anxieuse répondait du dehors.
Costecalde, de plus en plus jaune, agitait
désespérément la sonnette présidentielle ; enfin Bézuquet
continua, s’épongeant le front, soufflant comme s’il venait de
monter cinq étages.
« Différemment, cette bannière que leur
président réclamait pour la planter sur les cimes vierges,
allait-on la ficeler, l’empaqueter par la grande vitesse comme un
simple colis ?
– Jamais !…, ah ! ah !
ah ! rugit Excourbaniès. Ne vaudrait-il pas mieux nommer une
délégation, tirer au sort trois membres du
bureau ?… »
On ne le laissa pas finir. Le temps de dire
« zou ! » la proposition de Bézuquet était votée,
acclamée, les noms des trois délégués sortis dans l’ordre
suivant : 1, Bravida ; 2, Pégoulade ; 3, le
pharmacien.
Le 2 protesta. Ce grand voyage lui faisait
peur, si faible et mal portant comme il était, péchère,
depuis le sinistre de la Méduse.
« Je partirai pour vous,
Pégoulade… » gronda Excourbaniès dans une télégraphie de tous
ses membres. Quant à Bézuquet, il ne pouvait quitter la pharmacie.
Il y allait du salut de la ville. Une imprudence de l’élève et
voila Tarascon empoisonné, décimé.
« Outre ! » fit le
bureau se levant comme un seul homme.
Bien sûr que le pharmacien ne pouvait partir,
mais il enverrait Pascalon, Pascalon se chargerait de la bannière.
Ça le connaissait !
Là-dessus, nouvelles exclamations, nouvelle
explosion du gong et, sur le cours, une telle tempête populaire,
qu’Excourbaniès dut se montrer à la fenêtre, au-dessus des
hurlements que maîtrisa bientôt sa voix sans rivale.
« Mes amis, Tartarin est retrouvé. Il est
en train de se couvrir de gloire. »
Sans rien ajouter de plus que « Vive
Tartarin ! » et son cri de guerre lancé à toute gorge, il
savoura une minute la clameur épouvantable de toute cette foule
sous les arbres du Cours, roulant et s’agitant confuse dans une
fumée de poussière, tandis que, sur les branches, tout un
tremblement de cigales faisait aller ses petites crécelles comme en
plein jour.
Entendant cela, Costecalde, qui s’était
approché d’une croisée avec tous les autres, revint vers son
fauteuil en chancelant.
« Vé Costecalde, dit quelqu’un…
Qu’est-ce qu’il a ?… Comme il est jaune ! »
On s’élança ; déjà le terrible
Tournatoire tirait sa trousse, mais l’armurier, tordu par le mal,
en une grimace horrible, murmurait ingénument :
« Rien… rien… laissez-moi… Je sais ce que
c’est… c’est l’envie ! »
Pauvre Costecalde, il avait l’air de bien
souffrir.
Pendant que se passaient ces choses, à l’autre
bout du Tour de ville, dans la pharmacie de la placette, l’élève de
Bézuquet, assis au bureau du patron, collait patiemment et
remettait bout à bout les fragments oubliés par le pharmacien au
fond de la corbeille ; mais de nombreux morceaux échappaient à
la reconstruction, car voici l’énigme singulière et farouche,
étalée devant lui, assez pareille à une carte de l’Afrique
centrale, avec des manques, des blancs de terra incognita,
qu’explorait dans la terreur l’imagination du naïf
porte-bannière :
fou
d’amour lampe
à chalum
conserves de
Chicago peux
pas m’arrac
nihiliste à
mort
condition
abom en
échange de
son Vous me
connaissez, Ferdi
savez mes
idées
libérales,
mais de là au
tsaricide
rribles
conséquences
Sibérie
Pendu
l’adore
Ah
serrer ta main
loya
Tar
Tar
VIII
DIALOGUE MÉMORABLE ENTRE LA JUNGFRAU ET TARTARIN. – UN
SALON NIHILISTE. – LE DUEL AU COUTEAU DE CHASSE. – AFFREUX
CAUCHEMAR. – « C’EST MOI QUE VOUS CHERCHEZ,
MESSIEURS ? » – ÉTRANGE ACCUEIL FAIT PAR L’HÔTELIER MEYER
À LA DÉLÉGATION TARASCONNAISE.
Comme tous les hôtels chics d’Interlaken,
l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer, est situé sur le Hoeheweg, large
promenade à la double allée de noyers qui rappelait vaguement à
Tartarin son cher Tour de ville, moins le soleil, la poussière et
les cigales ; car, depuis une semaine de séjour, la pluie
n’avait cessé de tomber.
Il habitait une très belle chambre avec
balcon, au premier étage ; et le matin, faisant sa barbe
devant la petite glace à main pendue à la croisée, une vieille
habitude de voyage, le premier objet qui frappait ses yeux par delà
des blés, des luzernes, des sapinières, un cirque de sombres
verdures étagées, c’était la Jungfrau sortant des nuages sa cime en
corne, d’un blanc pur de neige amoncelée, où s’accrochait toujours
le rayon furtif d’un invisible levant. Alors entre l’Alpe rose et
blanche et l’Alpiniste de Tarascon, s’établissait un court dialogue
qui ne manquait pas de grandeur.
« Tartarin, y sommes-nous ? »
demandait la Jungfrau sévèrement.
« Voilà, voilà… » répondait le
héros, son pouce sous le nez, se hâtant de finir sa barbe ;
et, bien vite, il atteignait son complet à carreaux
d’ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait en
s’injuriant :
« Coquin de sort ! c’est vrai que ça
n’a pas de nom… »
Mais une petite voix discrète et claire
montait entre les myrtes en bordure devant les fenêtres du
rez-de-chaussée :
« Bonjour… disait Sonia, le voyant
paraître au balcon… le landau nous attend… dépêchez-vous donc,
paresseux…
– Je viens, je viens… »
En deux temps, il remplaçait sa grosse chemise
de laine par du linge empesé fin, ses knickers-bockers de montagne
par la jaquette vert-serpent qui, le dimanche, à la musique,
tournait la tête à toutes les dames de Tarascon.
Le landau piaffait devant l’hôtel, Sonia déjà
installée à côté de son frère, plus pâle et creusé de jour en jour
malgré le bienfaisant climat d’Interlaken ; mais, au moment de
partir, Tartarin voyait régulièrement se lever d’un banc de la
promenade et s’approcher, avec le lourd dandinement d’ours de
montagne, deux guides fameux de Grindelwald, Rodolphe Kaufmann et
Christian Inebnit, retenus par lui pour l’ascension de la Jungfrau
et qui, chaque matin, venaient voir si leur monsieur était
disposé.
L’apparition de ces deux hommes aux fortes
chaussures ferrées, aux vestes de futaine, râpées au dos et sur
l’épaule par le sac et les cordes d’ascension, leurs faces naïves
et sérieuses, les quatre mots de français qu’ils baragouinaient
péniblement en tortillant leurs grands chapeaux de feutre, c’était
pour Tartarin un véritable supplice. Il avait beau leur
dire :
« Ne vous dérangez pas… je vous
préviendrai… »
Tous les jours, il les retrouvait à la même
place et s’en débarrassait par une grosse pièce proportionnée à
l’énormité de son remords.
Enchantés de cette façon de « faire la
Jungfrau », les montagnards empochaient le trinkgeld
gravement et reprenaient d’un pas résigné, sous la fine pluie, le
chemin de leur village, laissant Tartarin confus et désespéré de sa
faiblesse. Puis le grand air, les plaines fleuries reflétées aux
prunelles limpides de Sonia, le frôlement d’un petit pied contre sa
botte au fond de la voiture… Au diable la Jungfrau ! Le héros
ne songeait qu’à ses amours, ou plutôt à la mission qu’il s’était
donnée de ramener dans le droit chemin cette pauvre petite Sonia,
criminelle inconsciente, jetée par dévouement fraternel hors la loi
et hors la nature.
C’était le motif qui le retenait à Interlaken,
dans le même hôtel que les Wassilief. À son âge, avec son air papa,
il ne pouvait songer se faire aimer de cette enfant ;
seulement, il la voyait si douce, si bravette, si généreuse envers
tous les misérables de son parti, si dévouée pour ce frère, que les
mines sibériennes lui avaient renvoyé le corps rongé d’ulcères,
empoisonné de vert-de-gris, condamné à mort par la phtisie plus
sûrement que par toutes les cours martiales ! Il y avait de
quoi s’attendrir, allons !
Tartarin leur proposait de les emmener à
Tarascon, de les installer dans un bastidon plein de soleil aux
portes de la ville, cette bonne petite ville où il ne pleut jamais,
où la vie se passe en chansons et en fêtes. Il s’exaltait,
esquissait un air de tambourin sur son chapeau, entonnait le gai
refrain national sur une mesure de farandole :
Lagadigadeù
La Tarasco, la Tarasco,
Lagadigadeù
La Tarasco de Casteù.
Mais tandis qu’un sourire ironique amincissait
encore les lèvres du malade, Sonia secouait la tête. Ni fêtes ni
soleil pour elle, tant que le peuple russe râlerait sous le tyran.
Sitôt son frère guéri, – ses yeux navrés disaient autre chose, –
rien ne l’empêcherait de retourner là-bas souffrir et mourir pour
la cause sacrée.
« Mais, coquin de bon sort ! criait
le Tarasconnais, après ce tyran là, si vous le faites sauter, il en
viendra un autre… Il faudra donc recommencer… Et les années se
passent, vé ! le temps du bonheur et des jeunes amours… »
Sa façon de dire « amour » à la tarasconnaise, avec les
r et les yeux hors du front, amusait la jeune fille ;
puis, sérieuse, elle déclarait qu’elle n’aimerait jamais que
l’homme qui délivrerait sa patrie.
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