Oh ! celui-là, fut-il laid
comme Bolibine, plus rustique et grossier que Manilof, elle était
prête à se donner toute à lui, à vivre à ses côtés en libre grâce,
aussi longtemps que durerait sa jeunesse de femme, et que cet homme
voudrait d’elle.
« En libre grâce ! » le mot
dont se servent les nihilistes pour qualifier ces unions illégales
contractées entre eux par le consentement réciproque. Et de ce
mariage primitif, Sonia parlait tranquillement, avec son air de
vierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois, électeur paisible,
tout disposé pourtant à finir ses jours auprès de cette adorable
fille, dans ledit état de libre grâce, si elle n’y avait mis
d’aussi meurtrières et abominables conditions.
Pendant qu’ils devisaient de ces choses
extrêmement délicates, des champs, des lacs, des forêts, des
montagnes se déroulaient devant eux et, toujours, à quelque
tournant, à travers le frais tamis de cette perpétuelle ondée qui
suivait le héros dans ses excursions, la Jungfrau dressait sa cime
blanche comme pour aiguiser d’un remords la délicieuse promenade.
On rentrait déjeuner, s’asseoir à l’immense table d’hôte où les Riz
et les Pruneaux continuaient leurs hostilités silencieuses dont se
désintéressait absolument Tartarin, assis près de Sonia, veillant à
ce que Boris n’eût pas de fenêtre ouverte dans le dos, empressé,
paternel, mettant à l’air toutes ses séductions d’homme du monde et
ses qualités domestiques d’excellent lapin de choux.
Ensuite, on prenait le thé chez les Russes,
dans le petit salon ouvert au rez-de-chaussée devant un bout de
jardin, au bord de la promenade.
Encore une heure exquise pour Tartarin, de
causerie intime, à voix basse, pendant que Boris sommeillait sur un
divan. L’eau chaude grésillait dans le samovar ; une odeur de
fleurs mouillées se glissait par l’entrebâillure de la porte avec
le reflet bleu des glycines qui l’encadraient. Un peu plus de
soleil, de chaleur, et c’était le rêve du Tarasconnais réalisé, sa
petite Russe installée là-bas, près de lui, soignant le jardinet du
baobab.
Tout à coup, Sonia tressautait :
« Deux heures !… Et le
courrier ?
– On y va », disait le bon
Tartarin ; et rien qu’à l’accent de sa voix, au geste résolu
et théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, on
eût deviné la gravité de cette démarche en apparence assez simple,
aller à la poste restante chercher le courrier des Wassilief.
Très surveillés par l’autorité locale et la
police russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à de
certaines précautions, comme de se faire adresser lettres et
journaux bureau restant, et sur de simples initiales.
Depuis leur installation à Interlaken, Boris
se traînant à peine, Tartarin, pour éviter à Sonia l’ennui d’une
longue attente au guichet sous des regards curieux, s’était chargé
à ses risques et périls de cette corvée quotidienne. La poste aux
lettres n’est qu’à dix minutes de l’hôtel, dans une large et
bruyante rue faisant suite à la promenade et bordée de cafés, de
brasseries, de boutiques pour les étrangers, étalages
d’alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes, verres fumés,
gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès pour faire
honte à l’Alpiniste renégat. Des touristes défilaient en caravanes,
chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec le
brimbalement des cantines à l’amble des bêtes, les pics ferrés
marquant le pas contre les cailloux ; mais cette fête,
toujours renouvelée, le laissait indifférent. Il ne sentait même
pas la bise fraîche à goût de neige qui venait de la montagne par
bouffées, uniquement attentif à dépister les espions qu’il
supposait sur ses traces.
Le premier soldat d’avant garde, le tirailleur
rasant les murs dans la ville ennemie, n’avance pas avec plus de
méfiance que le Tarasconnais pendant ce court trajet de l’hôtel à
la poste. Au moindre coup de talon sonnant derrière les siens, il
s’arrêtait attentivement devant les photographies étalées,
feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier à
passer devant lui ; ou bien il se retournait brusquement,
dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une grosse fille
d’auberge allant aux provisions, ou quelque touriste inoffensif,
vieux Pruneau de table d’hôte, qui descendait du trottoir,
épouvanté, le prenant pour un fou.
À la hauteur du bureau dont les guichets
ouvrent assez bizarrement à même la rue, Tartarin passait et
repassait, guettait les physionomies avant de s’approcher, puis
s’élançait, fourrait sa tête, ses épaules, dans l’ouverture,
chuchotait quelques mots indistinctement, qu’on lui faisait
toujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et, possesseur
enfin du mystérieux dépôt, rentrait à l’hôtel par un grand détour
du côté des cuisines, la main crispée un fond de sa poche sur le
paquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à tout
avaler à la moindre alerte.
Presque toujours Manilof et Bolibine
attendaient les nouvelles chez leurs amis ; ils ne logeaient
pas à l’hôtel pour plus d’économie et de prudence. Bolibine avait
trouvé de l’ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, très habile
ébéniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le Tarasconnais ne
les aimait pas ; l’un le gênait par ses grimaces, ses airs
narquois, l’autre le poursuivait de mines farouches. Puis ils
prenaient trop de place dans le cœur de Sonia.
« C’est un héros ! »
disait-elle de Bolibine, et elle racontait que pendant trois ans il
avait imprimé tout seul une feuille révolutionnaire en plein cœur
de Pétersbourg. Trois ans sans descendre une fois, sans se montrer
à une fenêtre, couchant dans un grand placard où la femme qui le
logeait l’enfermait tous les soirs avec sa presse clandestine.
Et la vie de Manilof, pendant six mois, dans
les sous-sols du Palais d’hiver, guettant l’occasion, dormant, la
nuit, sur sa provision de dynamite, ce qui finissait par lui donner
d’intolérables maux de tête, des troubles nerveux aggravés encore
par l’angoisse perpétuelle, les brusques apparitions de la police
avertie vaguement qu’il se tramait quelque chose et venant tout à
coup surprendre les ouvriers employés au palais. À ses rares
sorties, Manilof croisait sur la place de l’Amirauté un délégué du
Comité révolutionnaire qui demandait tout bas en
marchant :
« Est-ce fait ?
– Non, rien encore… » disait l’autre sans
remuer les lèvres.
Enfin, un soir de février, à la même demande
dans les mêmes termes, il répondait avec le plus grand
calme :
« C’est fait… »
Presque aussitôt un épouvantable fracas
confirmait ses paroles et, toutes les lumières du palais
s’éteignant brusquement, la place se trouvait plongée dans une
obscurité complète que déchiraient des cris de douleur et
d’épouvante, des sonneries de clairons, des galopades de soldats et
de pompiers accourant avec des civières.
Et Sonia interrompant son récit :
« Est-ce horrible, tant de vies humaines
sacrifiées, tant d’efforts, de courage, d’intelligence
inutiles ?… Non, non, mauvais moyens, ces tueries en masse…
Celui qu’on vise échappe toujours… Le vrai procédé, le plus humain,
serait d’aller au tsar comme vous alliez au lion, bien déterminé,
bien armé, se poster à une fenêtre, une portière de voiture… et
quand il passerait…
– Bé oui !… certainemain… »
disait Tartarin embarrassé, feignant de ne pas saisir l’allusion,
et tout de suite il se lançait dans quelque discussion
philosophique, humanitaire, avec un des nombreux assistants. Car
Bolibine et Manilof n’étaient pas les seuls visiteurs des
Wassilief. Tous les jours se montraient des figures
nouvelles : des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournures
d’étudiants pauvres, d’institutrices exaltées, blondes et roses,
avec le front têtu et le féroce enfantillage de Sonia ; des
illégaux, des exilés, quelques-uns même condamnés à mort, ce qui ne
leur ôtait rien de leur expansion de jeunesse.
Ils riaient, causaient haut, et, la plupart
parlant français, Tartarin se sentait vite à l’aise. Ils
l’appelaient « l’oncle », devinaient en lui quelque chose
d’enfantin, de naïf, qui leur plaisait. Peut-être abusait-il un peu
de ses récits de chasse, relevant sa manche jusqu’au biceps pour
montrer sur son bras la cicatrice d’un coup de griffe de panthère,
ou faisant tâter sous sa barbe les trous qu’y avaient laissés les
crocs d’un lion de l’Atlas, peut-être aussi se familiarisait-il un
peu trop vite avec les gens, les appelant de leurs petits noms au
bout de cinq minutes qu’on était ensemble :
« Écoutez, Dmitri… Vous me connaissez
Fédor Ivanovitch… » Pas depuis bien longtemps, en tout
cas ; mais il leur allait tout de même par sa rondeur, son air
aimable, confiant, si désireux de plaire. Ils lisaient des lettres
devant lui, combinaient des plans, des mots de passe pour dérouter
la police, tout un côté conspirateur dont s’amusait énormément
l’imagination du Tarasconnais ; et, bien qu’opposé par nature
aux actes de violence, il ne pouvait parfois s’empêcher de discuter
leurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait des
conseils dictés par l’expérience d’un grand chef qui a marché sur
le sentier de la guerre, habitué au maniement de toutes les armes,
aux luttes corps à corps avec les grands fauves.
Un jour même qu’ils parlaient en sa présence
de l’assassinat d’un policier poignardé par un nihiliste au
théâtre, il leur démontra que le coup avait été mal porté et leur
donna une leçon de couteau :
« Comme ceci, vé ! de bas
en haut. On ne risque pas de se blesser… »
Et s’animant à sa propre mimique :
« Une supposition, té ! que
je tienne votre despote entre quatre-z’yeux, dans une chasse à
l’ours. Il est là-bas où vous êtes, Fédor ; moi, ici, près du
guéridon, et chacun son couteau de chasse…
« À nous deux, monseigneur, il faut en
découdre… »
Campé au milieu du salon, ramassé sur ses
jambes courtes pour mieux bondir, râlant comme un bûcheron ou un
geindre, il leur mimait un vrai combat terminé par son cri de
triomphe quand il eut enfoncé l’arme jusqu’à la garde, de bas en
haut, coquin de sort ! dans les entrailles de son
adversaire.
« Voilà comme ça se joue, mes
petits ! »
Mais quels remords ensuite, quelles terreurs,
lorsque échappé au magnétisme de Sonia et de ses yeux bleus, à la
griserie que dégageait ce bouquet de têtes folies, il se trouvait
seul, en bonnet de nuit, devant ses réflexions et son verre d’eau
sucrée de tous les soirs.
Différemment, de quoi se mêlait-il ? Ce
tsar n’était pas son tsar, en définitive, et toutes ces histoires
ne le regardaient guère…
Voyez-vous qu’un de ces jours il fut coffré,
extradé, livré à la justice moscovite… Boufre ! c’est
qu’ils ne badinent pas, tous ces cosaques… Et dans l’obscurité de
sa chambre d’hôtel, avec cette horrible faculté qu’augmentait la
position horizontale, se développaient devant lui, comme sur un de
ces « dépliants » qu’on lui donnait aux jours de l’an de
son enfance, les supplices variés et formidables auxquels il était
exposé : Tartarin, dans les mines de vert-de-gris, comme
Boris, travaillant de l’eau jusqu’au ventre, le corps dévoré,
empoisonné. Il s’échappe, se cache au milieu des forêts chargées de
neige, poursuivi par les Tartares et les chiens dressés pour cette
chasse à l’homme. Exténué de froid, de faim, il est repris et
finalement pendu entre deux forçats, embrassé par un pope aux
cheveux luisants, puant l’eau-de-vie et l’huile de phoque, pendant
que là-bas, à Tarascon, dans le soleil, les fanfares d’un beau
dimanche, la foule, l’ingrate et oublieuse foule, installe
Costecalde rayonnant sur le fauteuil du P. C. A.
C’est dans l’angoisse d’un de ces mauvais
rêves qu’il avait poussé son cri de détresse : « À moi,
Bézuquet… » envoyé au pharmacien sa lettre confidentielle
toute moite de la sueur du cauchemar. Mais il suffisait du petit
bonjour de Sonia vers sa croisée pour l’ensorceler, le rejeter
encore dans toutes les faiblesses de l’indécision.
Un soir, revenant du Kursaal à l’hôtel avec
les Wassilief et Bolibine, après deux heures de musique exaltante,
le malheureux oublia toute prudence, et le « Sonia, je vous
aime », qu’il retenait depuis si longtemps, il le prononça en
serrant le bras qui s’appuyait au sien.
Elle ne s’émut pas, le fixa toute pâle sous le
gaz du perron où ils s’arrêtaient : « Eh bien !
méritez-moi… » dit-elle avec un joli sourire d’énigme, un
sourire remontant sur les fines dents blanches. Tartarin allait
répondre, s’engager par serment à quelque folie criminelle, quand
le chasseur de l’hôtel s’avançant vers lui :
« Il y a du monde pour vous, là-haut… Des
messieurs… on vous cherche.
– On me cherche !… Outre !…
pourquoi faire ? »
Et le numéro 1 du dépliant lui apparut :
Tartarin coffré, extradé… Certes, il avait peur, mais son attitude
fut héroïque. Détaché vivement de Sonia, « Fuyez,
sauvez-vous… » lui dit-il d’une voix étouffée. Puis il monta,
la tête droite, les yeux fiers, comme à l’échafaud, si ému
cependant qu’il était obligé de se cramponner à la rampe…
En s’engageant dans le corridor, il aperçut
des gens groupés au fond, devant sa porte, regardant par la
serrure, cognant, appelant : « Hé !
Tartarin… »
Il fit deux pas, et la bouche sèche :
« C’est moi que vous cherchez,
messieurs ?
– Té ! pardi oui, mon
président !… »
Un petit vieux, alerte et sec, habillé de gris
et qui semblait porter sur sa jaquette, son chapeau, ses guêtres,
ses longues moustaches tombantes, toute la poussière du Tour de
ville, sautait au cou du héros, frottait à ses joues satinées et
douillettes le cuir desséché de l’ancien capitaine
d’habillement.
« Bravida !… pas possible !…
Excourbaniès aussi ?… Et là-bas, qui est-ce ?… »
Un bêlement répondit : « Cher
maî-aî-aître !… » et l’élève s’avança, cognant aux murs
une espèce de longue canne à pêche empaquetée dans le haut, ficelée
de papier gris et de toile cirée.
« Hé ! vé ! c’est
Pascalon… Embrassons-nous, petitot… Mais qu’est-ce qu’il
porte ?… Débarrasse-toi donc !…
– Le papier… ôte le papier !… »
soufflait le commandant.
L’enfant roula l’enveloppe d’une main prompte,
et l’étendard tarasconnais se déploya aux yeux de Tartarin
anéanti.
Les délégués se découvrirent.
« Mon président – la voix de Bravida
tremblait solennelle et rude – vous avez demandé la bannière, nous
vous l’apportons, té !… »
Le président arrondissait des yeux gros comme
des pommes :
« Moi, j’ai demandé ?…
– Comment ! vous n’avez pas
demandé ?
– Ah ! si, parfaitemain… »
dit Tartarin subitement éclairé par le nom de Bézuquet.
Il comprit tout, devina le reste, et,
s’attendrissant devant l’ingénieux mensonge du pharmacien pour le
rappeler au devoir et à l’honneur, il suffoquait, bégayait dans sa
barbe courte :
« Ah ! mes enfants, que c’est
bon ! quel bien vous me faites…
– Vive le présidain !… »
glapit Pascalon, brandissant l’oriflamme.
Le gong d’Excourbaniès retentit, fit rouler
son cri de guerre. « Ha ! ha ! ha ! fen dè
brut… » jusque dans les caves de l’hôtel. Des portes
s’ouvraient, des têtes curieuses se montraient à tous les étages,
puis disparaissaient épouvantées devant cet étendard, ces hommes
noirs et velus qui hurlaient des mots étranges, les bras en l’air.
Jamais le pacifique hôtel Jungfrau n’avait subi pareil vacarme.
« Entrons chez moi, » fit Tartarin
un peu gêné.
Ils tâtonnaient dans la nuit de la chambre,
cherchant des allumettes, quand un coup autoritaire frappé à la
porte la fit s’ouvrir d’elle-même devant la face rogue, jaune et
bouffie de l’hôtelier Meyer.
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