Des trois, le seul vrai, c’était
Pégoulade. Embarqué sur la Méduse avec ses parents, il avait subi
le désastre à six mois, ce qui ne l’empêchait pas de le raconter,
de visu, dans les moindres détails, la famine, les canots,
le radeau, et comment il avait pris à la gorge le commandant qui se
sauvait : « Sur ton banc de quart,
misérable !… » À six mois, outre !…
Assommant, du reste, avec cette éternelle histoire que tout le
monde connaissait, ressassait depuis cinquante ans, et dont il
prenait prétexte pour se donner un air désolé, détaché de la
vie.
« Après ce que j’ai vu ! »
disait-il, et bien injustement, puisqu’il devait à cela son poste
de receveur conservé sous tous les régimes.
Près de lui, les frères Rognonas, jumeaux et
sexagénaires, ne se quittant pas, mais toujours en querelle et
disant des monstruosités l’un de l’autre ; une telle
ressemblance que leurs deux vieilles têtes frustes et irrégulières,
regardant à l’opposé par antipathie, auraient pu figurer dans un
médaillier avec IANVS BIFRONS pour exergue.
De-ci, de-là, le président Bédaride, Barjavel
l’avoué, le notaire Cambalalette, et le terrible docteur
Tournatoire dont Bravida disait qu’il aurait tiré du sang d’une
rave.
Vu la chaleur accablante, accrue par
l’éclairage au gaz, ces messieurs siégeaient en bras de chemise, ce
qui ôtait beaucoup de solennité à la réunion. Il est vrai qu’on
était en petit comité, et l’infâme Costecalde voulait en profiter
pour fixer au plus tôt la date des élections, sans attendre le
retour de Tartarin. Assuré de son coup, il triomphait d’avance, et
lorsque, après la lecture de l’ordre du jour par Excourbaniès, il
se leva pour intriguer, un infernal sourire retroussait sa lèvre
mince.
« Méfie-toi de celui qui rit avant de
parler », murmura le commandant.
Costecalde, sans broncher, et clignant de
l’œil au fidèle Tournatoire, commença d’une voix
fielleuse :
« Messieurs, l’inqualifiable conduite de
notre président, l’incertitude où il nous laisse…
– C’est faux !… Le Président a
écrit… »
Bézuquet frémissant se campait devant le
bureau ; mais comprenant ce que son attitude avait
d’antiréglementaire, il changea de ton et, la main levée selon
l’usage, demanda la parole pour une communication pressante.
« Parlez ! Parlez ! »
Costecalde, très jaune, la gorge serrée lui
donna la parole d’un mouvement de tête. Alors, mais alors
seulement, Bézuquet commença :
« Tartarin est au pied de la Jungfrau… Il
va monter… Il demande la bannière !… »
Un silence coupé du rauque halètement des
poitrines, du crépitement du gaz ; puis un hurrah formidable,
des bravos, des trépignements, que dominait le gong d’Excourbaniès
poussant son cri de guerre : « Ah ! ah !
ah ! fen dè brut ! » auquel la foule
anxieuse répondait du dehors.
Costecalde, de plus en plus jaune, agitait
désespérément la sonnette présidentielle ; enfin Bézuquet
continua, s’épongeant le front, soufflant comme s’il venait de
monter cinq étages.
« Différemment, cette bannière que leur
président réclamait pour la planter sur les cimes vierges,
allait-on la ficeler, l’empaqueter par la grande vitesse comme un
simple colis ?
– Jamais !…, ah ! ah !
ah ! rugit Excourbaniès. Ne vaudrait-il pas mieux nommer une
délégation, tirer au sort trois membres du
bureau ?… »
On ne le laissa pas finir. Le temps de dire
« zou ! » la proposition de Bézuquet était votée,
acclamée, les noms des trois délégués sortis dans l’ordre
suivant : 1, Bravida ; 2, Pégoulade ; 3, le
pharmacien.
Le 2 protesta. Ce grand voyage lui faisait
peur, si faible et mal portant comme il était, péchère,
depuis le sinistre de la Méduse.
« Je partirai pour vous,
Pégoulade… » gronda Excourbaniès dans une télégraphie de tous
ses membres. Quant à Bézuquet, il ne pouvait quitter la pharmacie.
Il y allait du salut de la ville. Une imprudence de l’élève et
voila Tarascon empoisonné, décimé.
« Outre ! » fit le
bureau se levant comme un seul homme.
Bien sûr que le pharmacien ne pouvait partir,
mais il enverrait Pascalon, Pascalon se chargerait de la bannière.
Ça le connaissait !
Là-dessus, nouvelles exclamations, nouvelle
explosion du gong et, sur le cours, une telle tempête populaire,
qu’Excourbaniès dut se montrer à la fenêtre, au-dessus des
hurlements que maîtrisa bientôt sa voix sans rivale.
« Mes amis, Tartarin est retrouvé. Il est
en train de se couvrir de gloire. »
Sans rien ajouter de plus que « Vive
Tartarin ! » et son cri de guerre lancé à toute gorge, il
savoura une minute la clameur épouvantable de toute cette foule
sous les arbres du Cours, roulant et s’agitant confuse dans une
fumée de poussière, tandis que, sur les branches, tout un
tremblement de cigales faisait aller ses petites crécelles comme en
plein jour.
Entendant cela, Costecalde, qui s’était
approché d’une croisée avec tous les autres, revint vers son
fauteuil en chancelant.
« Vé Costecalde, dit quelqu’un…
Qu’est-ce qu’il a ?… Comme il est jaune ! »
On s’élança ; déjà le terrible
Tournatoire tirait sa trousse, mais l’armurier, tordu par le mal,
en une grimace horrible, murmurait ingénument :
« Rien… rien… laissez-moi… Je sais ce que
c’est… c’est l’envie ! »
Pauvre Costecalde, il avait l’air de bien
souffrir.
Pendant que se passaient ces choses, à l’autre
bout du Tour de ville, dans la pharmacie de la placette, l’élève de
Bézuquet, assis au bureau du patron, collait patiemment et
remettait bout à bout les fragments oubliés par le pharmacien au
fond de la corbeille ; mais de nombreux morceaux échappaient à
la reconstruction, car voici l’énigme singulière et farouche,
étalée devant lui, assez pareille à une carte de l’Afrique
centrale, avec des manques, des blancs de terra incognita,
qu’explorait dans la terreur l’imagination du naïf
porte-bannière :
fou
d’amour lampe
à chalum
conserves de
Chicago peux
pas m’arrac
nihiliste à
mort
condition
abom en
échange de
son Vous me
connaissez, Ferdi
savez mes
idées
libérales,
mais de là au
tsaricide
rribles
conséquences
Sibérie
Pendu
l’adore
Ah
serrer ta main
loya
Tar
Tar
VIII
DIALOGUE MÉMORABLE ENTRE LA JUNGFRAU ET TARTARIN. – UN
SALON NIHILISTE. – LE DUEL AU COUTEAU DE CHASSE. – AFFREUX
CAUCHEMAR. – « C’EST MOI QUE VOUS CHERCHEZ,
MESSIEURS ? » – ÉTRANGE ACCUEIL FAIT PAR L’HÔTELIER MEYER
À LA DÉLÉGATION TARASCONNAISE.
Comme tous les hôtels chics d’Interlaken,
l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer, est situé sur le Hoeheweg, large
promenade à la double allée de noyers qui rappelait vaguement à
Tartarin son cher Tour de ville, moins le soleil, la poussière et
les cigales ; car, depuis une semaine de séjour, la pluie
n’avait cessé de tomber.
Il habitait une très belle chambre avec
balcon, au premier étage ; et le matin, faisant sa barbe
devant la petite glace à main pendue à la croisée, une vieille
habitude de voyage, le premier objet qui frappait ses yeux par delà
des blés, des luzernes, des sapinières, un cirque de sombres
verdures étagées, c’était la Jungfrau sortant des nuages sa cime en
corne, d’un blanc pur de neige amoncelée, où s’accrochait toujours
le rayon furtif d’un invisible levant. Alors entre l’Alpe rose et
blanche et l’Alpiniste de Tarascon, s’établissait un court dialogue
qui ne manquait pas de grandeur.
« Tartarin, y sommes-nous ? »
demandait la Jungfrau sévèrement.
« Voilà, voilà… » répondait le
héros, son pouce sous le nez, se hâtant de finir sa barbe ;
et, bien vite, il atteignait son complet à carreaux
d’ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait en
s’injuriant :
« Coquin de sort ! c’est vrai que ça
n’a pas de nom… »
Mais une petite voix discrète et claire
montait entre les myrtes en bordure devant les fenêtres du
rez-de-chaussée :
« Bonjour… disait Sonia, le voyant
paraître au balcon… le landau nous attend… dépêchez-vous donc,
paresseux…
– Je viens, je viens… »
En deux temps, il remplaçait sa grosse chemise
de laine par du linge empesé fin, ses knickers-bockers de montagne
par la jaquette vert-serpent qui, le dimanche, à la musique,
tournait la tête à toutes les dames de Tarascon.
Le landau piaffait devant l’hôtel, Sonia déjà
installée à côté de son frère, plus pâle et creusé de jour en jour
malgré le bienfaisant climat d’Interlaken ; mais, au moment de
partir, Tartarin voyait régulièrement se lever d’un banc de la
promenade et s’approcher, avec le lourd dandinement d’ours de
montagne, deux guides fameux de Grindelwald, Rodolphe Kaufmann et
Christian Inebnit, retenus par lui pour l’ascension de la Jungfrau
et qui, chaque matin, venaient voir si leur monsieur était
disposé.
L’apparition de ces deux hommes aux fortes
chaussures ferrées, aux vestes de futaine, râpées au dos et sur
l’épaule par le sac et les cordes d’ascension, leurs faces naïves
et sérieuses, les quatre mots de français qu’ils baragouinaient
péniblement en tortillant leurs grands chapeaux de feutre, c’était
pour Tartarin un véritable supplice. Il avait beau leur
dire :
« Ne vous dérangez pas… je vous
préviendrai… »
Tous les jours, il les retrouvait à la même
place et s’en débarrassait par une grosse pièce proportionnée à
l’énormité de son remords.
Enchantés de cette façon de « faire la
Jungfrau », les montagnards empochaient le trinkgeld
gravement et reprenaient d’un pas résigné, sous la fine pluie, le
chemin de leur village, laissant Tartarin confus et désespéré de sa
faiblesse. Puis le grand air, les plaines fleuries reflétées aux
prunelles limpides de Sonia, le frôlement d’un petit pied contre sa
botte au fond de la voiture… Au diable la Jungfrau ! Le héros
ne songeait qu’à ses amours, ou plutôt à la mission qu’il s’était
donnée de ramener dans le droit chemin cette pauvre petite Sonia,
criminelle inconsciente, jetée par dévouement fraternel hors la loi
et hors la nature.
C’était le motif qui le retenait à Interlaken,
dans le même hôtel que les Wassilief. À son âge, avec son air papa,
il ne pouvait songer se faire aimer de cette enfant ;
seulement, il la voyait si douce, si bravette, si généreuse envers
tous les misérables de son parti, si dévouée pour ce frère, que les
mines sibériennes lui avaient renvoyé le corps rongé d’ulcères,
empoisonné de vert-de-gris, condamné à mort par la phtisie plus
sûrement que par toutes les cours martiales ! Il y avait de
quoi s’attendrir, allons !
Tartarin leur proposait de les emmener à
Tarascon, de les installer dans un bastidon plein de soleil aux
portes de la ville, cette bonne petite ville où il ne pleut jamais,
où la vie se passe en chansons et en fêtes. Il s’exaltait,
esquissait un air de tambourin sur son chapeau, entonnait le gai
refrain national sur une mesure de farandole :
Lagadigadeù
La Tarasco, la Tarasco,
Lagadigadeù
La Tarasco de Casteù.
Mais tandis qu’un sourire ironique amincissait
encore les lèvres du malade, Sonia secouait la tête. Ni fêtes ni
soleil pour elle, tant que le peuple russe râlerait sous le tyran.
Sitôt son frère guéri, – ses yeux navrés disaient autre chose, –
rien ne l’empêcherait de retourner là-bas souffrir et mourir pour
la cause sacrée.
« Mais, coquin de bon sort ! criait
le Tarasconnais, après ce tyran là, si vous le faites sauter, il en
viendra un autre… Il faudra donc recommencer… Et les années se
passent, vé ! le temps du bonheur et des jeunes amours… »
Sa façon de dire « amour » à la tarasconnaise, avec les
r et les yeux hors du front, amusait la jeune fille ;
puis, sérieuse, elle déclarait qu’elle n’aimerait jamais que
l’homme qui délivrerait sa patrie. Oh ! celui-là, fut-il laid
comme Bolibine, plus rustique et grossier que Manilof, elle était
prête à se donner toute à lui, à vivre à ses côtés en libre grâce,
aussi longtemps que durerait sa jeunesse de femme, et que cet homme
voudrait d’elle.
« En libre grâce ! » le mot
dont se servent les nihilistes pour qualifier ces unions illégales
contractées entre eux par le consentement réciproque. Et de ce
mariage primitif, Sonia parlait tranquillement, avec son air de
vierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois, électeur paisible,
tout disposé pourtant à finir ses jours auprès de cette adorable
fille, dans ledit état de libre grâce, si elle n’y avait mis
d’aussi meurtrières et abominables conditions.
Pendant qu’ils devisaient de ces choses
extrêmement délicates, des champs, des lacs, des forêts, des
montagnes se déroulaient devant eux et, toujours, à quelque
tournant, à travers le frais tamis de cette perpétuelle ondée qui
suivait le héros dans ses excursions, la Jungfrau dressait sa cime
blanche comme pour aiguiser d’un remords la délicieuse promenade.
On rentrait déjeuner, s’asseoir à l’immense table d’hôte où les Riz
et les Pruneaux continuaient leurs hostilités silencieuses dont se
désintéressait absolument Tartarin, assis près de Sonia, veillant à
ce que Boris n’eût pas de fenêtre ouverte dans le dos, empressé,
paternel, mettant à l’air toutes ses séductions d’homme du monde et
ses qualités domestiques d’excellent lapin de choux.
Ensuite, on prenait le thé chez les Russes,
dans le petit salon ouvert au rez-de-chaussée devant un bout de
jardin, au bord de la promenade.
Encore une heure exquise pour Tartarin, de
causerie intime, à voix basse, pendant que Boris sommeillait sur un
divan. L’eau chaude grésillait dans le samovar ; une odeur de
fleurs mouillées se glissait par l’entrebâillure de la porte avec
le reflet bleu des glycines qui l’encadraient. Un peu plus de
soleil, de chaleur, et c’était le rêve du Tarasconnais réalisé, sa
petite Russe installée là-bas, près de lui, soignant le jardinet du
baobab.
Tout à coup, Sonia tressautait :
« Deux heures !… Et le
courrier ?
– On y va », disait le bon
Tartarin ; et rien qu’à l’accent de sa voix, au geste résolu
et théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, on
eût deviné la gravité de cette démarche en apparence assez simple,
aller à la poste restante chercher le courrier des Wassilief.
Très surveillés par l’autorité locale et la
police russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à de
certaines précautions, comme de se faire adresser lettres et
journaux bureau restant, et sur de simples initiales.
Depuis leur installation à Interlaken, Boris
se traînant à peine, Tartarin, pour éviter à Sonia l’ennui d’une
longue attente au guichet sous des regards curieux, s’était chargé
à ses risques et périls de cette corvée quotidienne. La poste aux
lettres n’est qu’à dix minutes de l’hôtel, dans une large et
bruyante rue faisant suite à la promenade et bordée de cafés, de
brasseries, de boutiques pour les étrangers, étalages
d’alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes, verres fumés,
gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès pour faire
honte à l’Alpiniste renégat. Des touristes défilaient en caravanes,
chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec le
brimbalement des cantines à l’amble des bêtes, les pics ferrés
marquant le pas contre les cailloux ; mais cette fête,
toujours renouvelée, le laissait indifférent. Il ne sentait même
pas la bise fraîche à goût de neige qui venait de la montagne par
bouffées, uniquement attentif à dépister les espions qu’il
supposait sur ses traces.
Le premier soldat d’avant garde, le tirailleur
rasant les murs dans la ville ennemie, n’avance pas avec plus de
méfiance que le Tarasconnais pendant ce court trajet de l’hôtel à
la poste. Au moindre coup de talon sonnant derrière les siens, il
s’arrêtait attentivement devant les photographies étalées,
feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier à
passer devant lui ; ou bien il se retournait brusquement,
dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une grosse fille
d’auberge allant aux provisions, ou quelque touriste inoffensif,
vieux Pruneau de table d’hôte, qui descendait du trottoir,
épouvanté, le prenant pour un fou.
À la hauteur du bureau dont les guichets
ouvrent assez bizarrement à même la rue, Tartarin passait et
repassait, guettait les physionomies avant de s’approcher, puis
s’élançait, fourrait sa tête, ses épaules, dans l’ouverture,
chuchotait quelques mots indistinctement, qu’on lui faisait
toujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et, possesseur
enfin du mystérieux dépôt, rentrait à l’hôtel par un grand détour
du côté des cuisines, la main crispée un fond de sa poche sur le
paquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à tout
avaler à la moindre alerte.
Presque toujours Manilof et Bolibine
attendaient les nouvelles chez leurs amis ; ils ne logeaient
pas à l’hôtel pour plus d’économie et de prudence. Bolibine avait
trouvé de l’ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, très habile
ébéniste, travaillait pour des entrepreneurs.
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