Déchirer après
lecture. »
Ces mots très gros en tête de la page et dans
le style télégrammique de la pharmacopée « usage externe,
agiter avant de s’en servir », le troublèrent au point qu’il
lut tout haut, comme on parle dans les mauvais rêves :
« Ce qui m’arrive est
épouvantable… »
Du salon à côté où elle faisait son petit
somme d’après souper, Mme Bézuquet la mère pouvait l’entendre,
ou bien l’élève dont le pilon sonnait à coups réguliers dans le
grand mortier de marbre au fond du laboratoire. Bézuquet continua
sa lecture à voix basse, la recommença deux ou trois fois, très
pâle, les cheveux littéralement dressés.
Ensuite un regard rapide autour de lui, et
cra cra… voilà la lettre en mille miettes dans la
corbeille à papiers ; mais on pourrait l’y retrouver,
ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant qu’il se baisse pour
les reprendre, une voix chevrotante appelle :
« Vé, Ferdinand, tu es
là ?
– Oui maman… » répond le malheureux
corsaire, figé de peur, tout son grand corps à tâtons sur le
bureau.
« Qu’est-ce que tu fais, mon
trésor ?
– Je fais… hé ! Je fais le collyre de
Mlle Tournatoire. »
La maman se rendort, le pilon de l’élève un
instant suspendu reprend son lent mouvement de pendule qui berce la
maison et la placette assoupies dans la fatigue de cette fin de
journée d’été. Bézuquet, maintenant, marche à grands pas devant sa
porte, tour à tour rose ou vert, selon qu’il passe devant l’un ou
l’autre de ses bocaux. Il lève les bras, profère des mots
hagards : « Malheureux…perdu…fatal amour… comment le
tirer de là ? » et, malgré son trouble, accompagne d’un
sifflement allègre la retraite des dragons s’éloignant sous les
platanes du Tour de ville.
« Hé ! adieu, Bézuquet… » dit
une ombre pressée dans le crépuscule couleur de cendre.
« Où allez-vous donc,
Pégoulade ?
– Au Club, pardi !… séance de nuit… on
doit parler de Tartarin et de la présidence… Il faut venir.
– Té oui ! je viendrai… »
répond brusquement le pharmacien travers d’une idée
providentielle ; il rentre, passe sa redingote, tâte dans les
poches pour s’assurer que le passe-partout s’y trouve et le
casse-tête américain sans lequel aucun Tarasconnais ne se hasarde
par les rues après la retraite. Puis il appelle :
« Pascalon… Pascalon… » mais pas trop fort, de peur de
réveiller la vieille dame.
Presque enfant et déjà chauve, comme s’il
portait tous ses cheveux dans sa barbe frisée et blonde, l’élève
Pascalon avait l’âme exaltée d’un séide, le front en dôme, des yeux
de chèvre folle, et sur ses joues poupines les tons délicats,
croustillants et dorés d’un petit pain de Beaucaire. Aux grands
jours des fêtes alpestres, c’est à lui que le Club confiait sa
bannière, et l’enfant avait voué au P. C. A. une admiration
frénétique, l’adoration brûlante et silencieuse du cierge qui se
consume au pied de l’autel en temps de Pâques.
« Pascalon, dit le pharmacien tout bas et
de si près qu’il lui enfonçait le crin de sa moustache dans
l’oreille, j’ai des nouvelles de Tartarin… Elles sont
navrantes… »
Et le voyant pâlir :
« Courage, enfant, tout peut encore se
réparer… Différemment je te confie la pharmacie… Si l’on te demande
de l’arsenic, n’en donne pas ; de l’opium, n’en donne pas non
plus, ni de la rhubarbe… ne donne rien. Si je ne suis pas rentré à
dix heures, couche-toi et mets les boulons. Va ! »
D’un pas intrépide, il s’enfonça dans la nuit
du Tour de ville, sans se retourner une fois, ce qui permit à
Pascalon de se ruer sur la corbeille, de la fouiller de ses mains
rageuses et avides, de la retourner enfin sur la basane du bureau
pour voir s’il n’y restait pas quelques morceaux de la mystérieuse
lettre apportée par le facteur.
Pour qui connaît l’exaltation tarasconnaise,
il est aisé de se représenter l’affolement de la petite ville
depuis la brusque disparition de Tartarin. Et autrement, pas moins,
différemment, ils en avaient tous perdu la tête, d’autant qu’on
était en plein cœur d’août et que les crânes bouillaient sous le
soleil à faire sauter tous leurs couvercles. Du matin au soir, on
ne parlait que de cela en ville, on n’entendait que ce nom :
« Tartarin » sur les lèvres pincées des dames à
capot, sur la bouche fleurie des grisettes coiffées d’un
ruban de velours : « Tartarin, Tartarin… » et dans
les platanes du Cours, alourdis de poussière blanche, où les
cigales éperdues, vibrant avec la lumière semblaient s’étrangler de
ces deux syllabes sonores :
« Tar… tar… tar… tar… tar… »
Personne ne sachant rien, naturellement tout
le monde était informé et donnait une explication au départ du
président. Il y avait des versions extravagantes. Selon les uns, il
venait d’entrer à la Trappe, il avait enlevé la Dugazon ; pour
les autres, il était allé dans les îles fonder une colonie qui
s’appelait Port-Tarascon, ou bien, parcourait l’Afrique centrale à
la recherche de Livingstone.
« Ah ! vaï Livingstone !… Voilà
deux ans qu’il est mort… »
Mais l’imagination tarasconnaise défie tous
les calculs du temps et de l’espace. Et le rare, c’est que ces
histoires de Trappe, de colonisation, de lointains voyages étaient
des idées de Tartarin, des rêves de ce dormeur éveillé, jadis
communiqués à ses intimes qui ne savaient que croire à cette heure
et, très vexée au fond de n’être pas informés, affectaient
vis-à-vis de la foule la plus grande réserve, prenaient entre eux
des airs sournois, entendus. Excourbaniès soupçonnait Bravida
d’être au courant ; et Bravida disait de son côté :
« Bézuquet doit tout savoir. Il regarde
de travers comme un chien qui porte un os. »
C’est vrai que le pharmacien souffrait mille
morts avec ce secret en cilice qui le cuisait, le démangeait, le
faisait pâlir et rougir dans la même minute et loucher
continuellement. Songez qu’il était de Tarascon, le malheureux, et
dites si, dans tout le martyrologe, il existe un supplice aussi
terrible que celui-là : le martyre de saint Bézuquet, qui
savait quelque chose mais ne pouvait rien dire.
C’est pourquoi, ce soir-là, malgré les
nouvelles terrifiantes, sa démarche avait on ne sait quoi d’allégé,
de plus libre, pour courir la séance. Enfeîn !… Il
allait parler, s’ouvrir, dire ce qui lui pesait tant ; et dans
sa hâte de se délester, il jetait en passant des demi-mots aux
promeneurs du Tour de ville. La journée avait été si chaude que,
malgré l’heure insolite et l’ombre terrifiante, – huit heures
manque un quart au cadran de la commune, – il y avait
dehors, un monde fou, des familles bourgeoises assises sur les
bancs et prenant le bon de l’air pendant que leurs maisons
s’évaporaient, des bandes d’ourdisseuses marchant cinq ou six en se
tenant le bras sur une ligne ondulante de bavardages et de rires.
Dans tous les groupes, on parlait de Tartarin :
« Et autrement, monsieur Bézuquet
toujours pas de lettre ?… » demandait-on au pharmacien en
l’arrêtant au passage.
« Si fait, mes enfants, si fait… Lisez le
Forum, demain matin… »
Il hâtait le pas, mais on le suivait, on
s’accrochait à lui, et cela faisait le long du Cours une rumeur, un
piétinement de troupeau qui s’arrêta sous les croisées du Club
ouvertes en grands carrés de lumière.
Les séances se tenaient dans l’ancienne salle
de la bouillotte dont la longue table, recouverte du même drap
vert, servait à présent de bureau. Au milieu, le fauteuil
présidentiel avec le P. C. A. brodé sur le dossier ; à un bout
et comme en dépendance, la chaise du secrétaire. Derrière, la
bannière se déployait au-dessus d’un long carton-pâte vernissé où
les Alpines sortaient en relief avec leurs noms respectifs et leurs
altitudes. Des alpenstocks d’honneur incrustés d’ivoire, en
faisceaux comme des queues de billard, ornaient les coins, et la
vitrine étalait des curiosités ramassées sur la montagne, cristaux,
silex, pétrifications, deux oursins, une salamandre.
En l’absence de Tartarin, Costecalde rajeuni,
rayonnant, occupait le fauteuil ; la chaise était pour
Excourbaniès qui faisait fonction de secrétaire ; mais ce
diable d’homme, crépu, velu, barbu, éprouvait un besoin de bruit,
d’agitation qui ne lui permettait pas les emplois sédentaires. Au
moindre prétexte, il levait les bras, les jambes, poussait des
hurlements effroyables, des « ha ! ha !
ha ! » d’une joie féroce, exubérante, que terminait
toujours ce terrible cri de guerre en patois tarasconnais :
« Fen dè brut ! faisons du bruit… » On
l’appelait le gong à cause de sa voix de cuivre partant à vous
faire saigner les oreilles sous une continuelle détente.
Çà et là, sur un divan de crin autour de la
salle, les membres du comité.
En première ligne, l’ancien capitaine
d’habillement Bravida que tout le monde, à Tarascon, appelait le
Commandant ; un tout petit homme, propre comme un sou, qui se
rattrapait de sa taille d’enfant de troupe, en se faisant la tête
moustachue et sauvage de Vercingétorix.
Puis une longue face creusée et maladive,
Pégoulade, le receveur, le dernier naufragé de la Méduse. De
mémoire d’homme, il y a toujours eu à Tarascon un dernier naufragé
de la Méduse. Dans un temps, même, on en comptait jusqu’à trois,
qui se traitaient mutuellement d’imposteurs et n’avaient jamais
consenti à se trouver ensemble.
1 comment