A., qui jouissait de leur
émerveillement, se sentait grandir leurs yeux.
En même temps, pour égayer le décor, humaniser
sa note imposante, des cavalcades les croisaient sur la route, de
grands landaus à fond de train avec des voiles flottant aux
portières, des têtes curieuses qui se penchaient pour regarder la
délégation serrée autour de son chef, et, de distance en distance,
les étalages de bibelots en bois sculpté, des fillettes plantées au
bord du chemin, raides sous leurs chapeaux de paille à grands
rubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des chœurs à trois
voix en offrant des bouquets de framboises et d’edelweiss. Parfois,
le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa ritournelle
mélancolique, enflée, répercutée dans les gorges et diminuée
lentement à la façon d’un nuage qui fond en vapeur.
« C’est beau, on dirait les
orgues… » murmurait Pascalon, les yeux mouillés, extasié comme
un saint de vitrail. Excourbaniès hurlait sans se décourager et
l’écho répétait à perte de son l’intonation tarasconnaise :
« Ha !… ha !… ha !… fen dè
brut. »
Mais on se lasse après deux heures de marche
dans le même décor, fût-il organisé, vert sur bleu, des glaciers
dans le fond, et sonore comme une horloge à musique. Le fracas des
torrents, les chœurs à la tierce, les marchands d’objets au
couteau, les petites bouquetières, devinrent insupportables à nos
gens, l’humidité surtout, cette buée au fond de cet entonnoir, ce
sol mou, fleuri de plantes d’eau, où jamais le soleil n’a
pénétré.
« Il y a de quoi prendre une
pleurésie », disait Bravida, retroussant le collet de sa
jaquette. Puis la fatigue s’en mêla, la faim, la mauvaise humeur.
On ne trouvait pas d’auberge ; et, pour s’être bourrés de
framboises, Excourbaniès et Bravida commençaient à souffrir
cruellement. Pascalon lui-même, cet ange chargé non seulement de la
bannière, mais du piolet, du sac, de l’alpenstock dont les autres
se débarrassaient lâchement sur lui, Pascalon avait perdu sa
gaieté, ses vives gambades.
À un tournant de route, comme ils venaient de
franchir la Lutschine sur un de ces ponts couvert qu’on trouve dans
les pays de grande neige, une formidable sonnerie de cor les
accueillit.
« Ah ! vaï, assez !…
assez !… » hurlait la délégation exaspérée.
L’homme, un géant, embusqué au bord de la
route, lâcha l’énorme trompe en sapin descendant jusqu’à terre et
terminée par une boîte à percussion qui donnait à cet instrument
préhistorique la sonorité d’une pièce d’artillerie.
« Demandez-lui donc s’il ne connaît pas
une auberge ? » dit le président à Excourbaniès qui, avec
un énorme aplomb, et un tout petit dictionnaire de poche,
prétendait servir d’interprète à la délégation, depuis qu’on était
en Suisse allemande. Mais, avant qu’il eût tiré son dictionnaire,
le joueur de cor répondait en très bon français :
« Une auberge, messieurs ?… mais
parfaitement… le Chamois fidèle est tout près d’ici ;
permettez-moi de vous y conduire. »
Et, chemin faisant, il leur apprit qu’il avait
habité Paris pendant des années, commissionnaire au coin de la rue
Vivienne.
« Encore un de la Compagnie,
parbleu ! » pensa Tartarin, laissant ses amis s’étonner.
Le confrère de Bompard leur fut du reste fort utile, car, malgré
l’enseigne en français, les gens du Chamois fidèle ne parlaient
qu’un affreux patois allemand.
Bientôt la délégation tarasconnaise, autour
d’une énorme omelette aux pommes de terre, recouvra la santé et la
belle humeur, essentielle aux méridionaux comme le soleil à leur
pays. On but sec, on mangea ferme.
Après force toasts portés au président et à
son ascension, Tartarin, que l’enseigne de l’auberge intriguait
depuis son arrivée, demanda au joueur de cor, cassant une croûte
dans un coin de la salle avec eux :
« Vous avez donc du chamois, par
ici ?… Je croyais qu’il n’en restait plus en
Suisse. »
L’homme cligna des yeux :
« Ce n’est pas qu’il y en ait beaucoup,
mais on pourrait vous en faire voir tout de même.
– C’est lui en faire tirer, qu’il faudrait,
vé… dit Pascalon plein d’enthousiasme… jamais le président
n’a manqué son coup. »
Tartarin regretta de n’avoir pas apporté sa
carabine.
« Attendez donc, je vais parler au
patron. »
Il se trouva justement que le patron était un
ancien chasseur de chamois ; il offrit son fusil, sa poudre,
ses chevrotines et même de servir de guide à ces messieurs vers un
gîte qu’il connaissait.
« En avant, zou ! » fit
Tartarin, cédant à ses alpinistes heureux de faire briller
l’adresse de leur chef. Un léger retard, après tout ; et la
Jungfrau ne perdait rien pour attendre !…
Sortis de l’auberge par derrière, ils n’eurent
qu’à pousser la claire-voie du verger, guère plus grand qu’un
jardinet de chef de gare, et se trouvèrent dans la montagne fendue
de grandes crevasses rouillées entre les sapins et les ronces.
L’aubergiste avait pris l’avance et les
Tarasconnais le voyaient déjà très haut, agitant les bras, jetant
des pierres, sans doute pour faire lever la bête. Ils eurent
beaucoup de mal à le rejoindre par ces pentes rocailleuses et
dures, surtout pour des personnes qui sortent de table et qui n’ont
pas plus l’habitude de gravir que les bons alpinistes de Tarascon.
Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse qui roulait des
nuages lentement le long des cimes, sur leur tête.
« Boufre ! » geignait
Bravida.
Excourbaniès grognait :
« Outre !
– Que vous me feriez dire… »
ajoutait le doux et bêlant Pascalon.
Mais le guide leur ayant, d’un geste brusque,
intimé l’ordre de se taire, de ne plus bouger : « On ne
parle pas sous les armes, » dit Tartarin de Tarascon avec une
sévérité dont chacun prit sa part, bien que le président seul fût
armé. Ils restaient là debout, retenant leur souffle ; tout à
coup Pascalon cria :
« Vé ! le chamois,
vé…… »
À cent mètres au-dessus d’eux, les cornes
droites, la robe d’un fauve clair, les quatre pieds réunis au bord
du rocher la jolie bête se découpait comme en bois travaillé, les
regardant sans aucune crainte.
Tartarin épaula méthodiquement selon son
habitude ; il allait tirer, le chamois disparut.
« C’est votre faute, dit le commandant à
Pascalon… Vous avez sifflé… ça lui a fait peur.
– J’ai sifflé, moi ?
– Alors, c’est Spiridion……
– Ah, vaï ! jamais de la vie. »
On avait pourtant entendu un coup de sifflet
strident, prolongé. Le président les mit tous d’accord en racontant
que le chamois, à l’approche de l’ennemi, pousse un signal aigu par
les narines. Ce diable de Tartarin connaissait à fond cette chasse
comme toutes les autres ! Sur l’appel de leur guide, ils se
mirent en route ; mais la pente devenait de plus en plus
raide, les roches plus escarpées, avec des fondrières à droite et à
gauche. Tartarin tenait la tête, se retournant à chaque instant
pour aider les délégués, leur tendre la main ou sa carabine.
« La main, la main, si ça ne vous fait rien », demandait
le bon Bravida qui avait très peur des armes chargées.
Nouveau signe du guide, nouvel arrêt de la
délégation, le nez en l’air.
« Je viens de sentir une
goutte ! » murmura le commandant tout inquiet.
En même temps, la foudre gronda et, plus forte
que la foudre, la voix d’Excourbaniès :
« À vous, Tartarin ! »
Le chamois venait de bondir tout près d’eux,
franchissant le ravin comme une lueur dorée, trop vite pour que
Tartarin pût épauler, pas assez pour les empêcher d’entendre le
long sifflement de ses narines.
« J’en aurai raison, coquin de
sort ! » dit le président, mais les délégués
protestèrent.
Excourbaniès, subitement très aigre, lui
demanda s’il avait juré de les exterminer.
« Cher maî…aî… aître… bêla timidement
Pascalon, j’ai ouï dire que le chamois, lorsqu’on l’accule aux
abîmes, se retourne contre le chasseur et devient dangereux.
– Ne l’acculons pas, alors ! » fit
Bravida terrible, la casquette en bataille.
Tartarin les appela poules mouillées. Et
brusquement, tandis qu’ils se disputaient, ils disparurent les uns
aux yeux des autres dans une épaisse nuée tiède qui sentait le
soufre et à travers laquelle ils se cherchaient, s’appelaient.
« Hé ! Tartarin.
– Êtes-vous là, Placide ?
– Maî… aî… tre !
– Du sang-froid ! du
sang-froid ! »
Une vraie panique. Puis un coup de vent creva
le nuage, l’emporta comme une voile arrachée flottant aux ronces,
d’où sortit un éclair en zigzag avec un épouvantable coup de
tonnerre sous les pieds des voyageurs. « Ma
casquette !… » cria Spiridion décoiffé par la tempête,
les cheveux tout droits crépitant d’étincelles électriques. Ils
étaient en plein cœur de l’orage, dans la forge même de
Vulcain.
Bravida, le premier, s’enfuit à toute
vitesse ; le reste de la délégation s’élançait derrière lui,
mais un cri du P. C. A. qui pensait à tout les retint :
« Malheureux… gare à la
foudre !… »
Du reste, en dehors du danger très réel qu’il
leur signalait, on ne pouvait guère courir sur ces pentes abruptes,
ravinées, transformées en torrents, en cascades, par toute l’eau du
ciel qui tombait. Et le retour fut sinistre, à pas lents sous la
folle radée, parmi les courts éclairs suivis d’explosions, avec des
glissades, des chutes, des haltes forcées. Pascalon se signait,
invoquait tout haut, comme à Tarascon, « sainte Marthe et
sainte Hélène, sainte Marie-Madeleine », pendant
qu’Excourbaniès jurait : « Coquin de sort ! »
et que Bravida, l’arrière-garde, se retournait saisi
d’inquiétude : « Que diable est-ce qu’on entend derrière
nous ?… ça siffle, ça galope, puis ça s’arrête… » L’idée
du chamois furieux, se jetant sur les chasseurs, ne lui sortait pas
de l’esprit, à ce vieux guerrier.
Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, il
fit part de ses craintes à Tartarin qui, bravement, prit sa place à
l’arrière-garde et marcha la tête haute, trempé jusqu’aux os, avec
la détermination muette que donne l’imminence d’un danger. Par
exemple, rentré à l’auberge, lorsqu’il vit ses chers alpinistes à
l’abri, en train de s’étriller, de s’essorer autour d’un énorme
poêle en faïence, dans la chambre du premier étage où montait
l’odeur du grog au vin commandé, le président s’écouta frissonner
et déclara, très pâle : « Je crois bien que j’ai pris le
mal… »
« Prendre le mal ! » expression
de terroir sinistre dans son vague et sa brièveté, qui dit toutes
les maladies, peste, choléra, vomito negro, les noires, les jaunes,
les foudroyantes, dont se croit atteint le Tarasconnais à la
moindre indisposition.
Tartarin avait pris le mal ! Il n’était
plus question de repartir, et la délégation ne demandait que le
repos. Vite, on fit bassiner le lit, on pressa le vin chaud, et,
dès le second verre, le président sentit par tout son corps
douillet une chaleur, un picotis de bonne augure. Deux oreillers
dans le dos, un « plumeau » sur les pieds, son
passe-montagne serrant la tête, il éprouvait un bien-être délicieux
à écouter les rugissements de la tempête, dans la bonne odeur de
sapin de cette pièce rustique aux murs en bois, aux petites vitres
plombées, à regarder ses chers alpinistes pressés autour du lit, le
verre en main, avec les tournures hétéroclites que donnaient à
leurs types gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux,
tapis dont ils s’étaient affublés, tandis que leurs vêtements
fumaient devant le poêle. S’oubliant lui-même, il les questionnait
d’une voix dolente.
« Êtes-vous bien, Placide ?…
Spiridion, vous sembliez souffrir tout l’heure ?… »
Non, Spiridion ne souffrait plus ; cela
lui avait passé en voyant le président si malade. Bravida, qui
accommodait la morale aux proverbes de son pays, ajouta
cyniquement : « Mal de voisin réconforte et même
guérit !… » Puis ils parlèrent de leur chasse,
s’échauffant au souvenir de certains épisodes dangereux, ainsi
quand la bête s’était retournée, furieuse ; et sans complicité
de mensonge, bien ingénument, ils fabriquaient déjà la fable qu’ils
raconteraient au retour.
Soudain, Pascalon descendu pour aller chercher
une nouvelle tournée de grog, apparut tout effaré, un bras nu hors
du rideau à fleurs bleues qu’il ramenait contre lui d’un geste
pudique à la Polyeucte. Il fut plus d’une seconde sans pouvoir
articuler tout bas, l’haleine courte :
« Le chamois !…
– Eh bien, le chamois ?…
– Il est en bas, à la cuisine… Il se
chauffe !…
– Ah ! vaï…
– Tu badines !…
– Si vous alliez voir,
Placide ? »
Bravida hésitait. Excourbaniès descendit sur
la pointe du pied, puis revint presque tout de suite, la figure
bouleversée… De plus en plus fort !… le chamois buvait du vin
chaud.
On lui devait bien cela, à la pauvre bête,
après la course folle qu’elle avait fournie dans la montagne, tout
le temps relancée ou rappelée par son maître qui, d’ordinaire, se
contentait de la faire évoluer dans la salle pour montrer aux
voyageurs comme elle était d’un facile dressage.
« C’est écrasant ! » dit
Bravida, n’essayant plus de comprendre, tandis que Tartarin
enfonçait le passe-montagne en casque à mèche sur ses yeux pour
cacher aux délégués la douce hilarité qui le gagnait en rencontrant
à chaque étape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisse
rassurante de Bompard.
X
L’ASCENSION DE LA JUNGFRAU.
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