– VÉ, LES BŒUFS. – LES CRAMPONS KENNEDY NE MARCHENT PAS, LA LAMPE À CHALUMEAU NON PLUS. – APPARITION D’HOMMES MASQUÉS AU CHALET DU CLUB ALPIN. – LE PRÉSIDENT DANS LA CREVASSE. – IL Y LAISSE SES LUNETTES. – SUR LES CIMES. – TARTARIN DEVENU DIEU.

 

Grande affluence, ce matin-là, à l’hôtel Bellevue sur la Petite Scheideck. Malgré la pluie et les rafales, on avait dressé les tables dehors, à l’abri de la véranda, parmi tout un étalage d’alpenstocks, gourdes, longues-vues, coucous en bois sculpté, et les touristes pouvaient en déjeunant contempler, à gauche, à quelque deux mille mètres de profondeur, l’admirable vallée de Grindelwald ; à droite, celle de Lauterbrunnen, et en face, à une portée de fusil, semblait-il, les pentes immaculées, grandioses, de la Jungfrau, ses névés, ses glaciers, toute cette blancheur réverbérée illuminant l’air alentour, faisant les verres encore plus transparents, les nappes encore plus blanches.

Mais, depuis un moment, l’attention générale se trouvait distraite par une caravane tapageuse et barbue qui venait d’arriver à cheval, mulet, à âne, même en chaise à porteurs, et se préparait à l’escalade par un déjeuner copieux, plein d’entrain, dont le vacarme contrastait avec les airs ennuyés, solennels, des Riz et Pruneaux très illustres réunis à la Scheideck : lord Chipendale, le sénateur belge et sa famille, le diplomate austro-hongrois, d’autres encore. On aurait pu croire que tous ces gens barbus attablés ensemble allaient tenter l’ascension, car ils s’occupaient à tour de rôle des préparatifs de départ, se levaient, se précipitaient pour aller faire des recommandations aux guides, inspecter les provisions, et, d’un bout de la terrasse à l’autre, ils s’interpellaient de cris terribles :

« Hé ! Placide, vé la terrine si elle est dans le sac ! – N’oubliez pas la lampe à chalumeau, au mouains. »

Au départ, seulement, on vit qu’il s’agissait d’une simple conduite, et que, de toute la caravane, un seul allait monter, mais quel un !

« Enfants, y sommes-nous ? » dit le bon Tartarin d’une voix triomphante et joyeuse où ne semblait pas l’ombre d’une inquiétude pour les dangers possibles du voyage, son dernier doute sur le truquage de la Suisse s’étant dissipé le matin même devant les deux glaciers de Grindelwald, précédés chacun d’un guichet et d’un tourniquet avec cette inscription : « Entrée du glacier : un franc cinquante ».

Il pouvait donc savourer sans regret ce départ en apothéose, la joie de se sentir regardé, envié, admiré par ces effrontées petites misses à coiffures étroites de jeunes garçons, qui se moquaient si gentiment de lui au Rigi-Kulm et, à cette heure, s’enthousiasmaient en comparant ce petit homme avec l’énorme montagne qu’il allait gravir. L’une faisait son portrait sur un album, celle ci tenait à honneur de toucher son alpenstock ! « Tchimpègne !… Tchimpègne !… » s’écria tout à coup un long, funèbre Anglais au teint briqueté s’approchant le verre et la bouteille en mains. Puis, après avoir obligé le héros à trinquer :

« Lord Chipendale, sir… Et vô ?

– Tartarin de Tarascon.

– Oh ! yes… Tartarine… Il était très joli nom pour un cheval… » dit le lord, qui devait être quelque fort sportsman d’outre-Manche.

Le diplomate austro-hongrois vint aussi serrer la main de l’alpiniste entre ses mitaines, se souvenant vaguement de l’avoir entrevu à quelque endroit : « Enchanté… enchanté !… » ânonna-t-il plusieurs fois, et ne sachant plus comment en sortir, il ajouta : « Compliments à madame… » sa formule mondaine pour brusquer les présentations.

Mais les guides s’impatientaient, il fallait atteindre avant le soir la cabane du Club Alpin où l’on couche en première étape, il n’y avait pas une minute à perdre. Tartarin le comprit, salua d’un geste circulaire, sourit paternellement aux malicieuses misses, puis, d’une voix tonnante :

« Pascalon, la bannière ! »

Elle flotta, les méridionaux se découvrirent, car on aime le théâtre, à Tarascon ; et sur le cri vingt fois répété : « Vive le président !… Vive Tartarin… Ah ! Ah !… fen dè brut… » la colonne s’ébranla, les deux guides en tête, portant le sac, les provisions, des fagots de bois, puis Pascalon tenant l’oriflamme, enfin le P. C. A. et les délégués qui devaient raccompagner jusqu’au glacier du Guggi. Ainsi déployé en procession avec son claquement de drapeau sur ces fonds mouillés, ces crêtes dénudées ou neigeuses, le cortège évoquait vaguement le jour des morts à la campagne.

Tout à coup le commandement cria fort alarmé :

« Vé, les bœufs ! »

On voyait quelque bétail broutant l’herbe rase dans les ondulations de terrain. L’ancien militaire avait de ces animaux une peur nerveuse, insurmontable, et, comme on ne pouvait le laisser seul, la délégation dut s’arrêter. Pascalon transmit l’étendard à l’un des guides ; puis, sur une dernière étreinte, des recommandations bien rapides, l’œil aux vaches :

« Et adieu, qué !

– Pas d’imprudence au mouains… » ils se séparèrent. Quant proposer au président de monter avec lui, pas un n’y songea ; c’était trop haut, boufre ! À mesure qu’on approchait, cela grandissait encore, les abîmes se creusaient, les pics se hérissaient dans un blanc chaos que l’on eût dit infranchissable. Il valait mieux regarder l’ascension, de la Scheideck.

De sa vie, naturellement, le président du Club des Alpines n’avait mis les pieds sur un glacier. Rien de semblable dans les montagnettes de Tarascon embaumées et sèches comme un paquet de vétiver ; et cependant les abords du Guggi lui donnaient une sensation de déjà vu, éveillaient le souvenir de chasses en Provence, tout au bout de la Camargue, vers la mer. C’était la même herbe toujours plus courte, grillée, comme roussie au feu. Ça et là des flaques d’eau, des infiltrations trahies de roseaux grêles, puis la moraine, comme une dune mobile de sable, de coquilles brisées, d’escarbilles, et, au bout, le glacier aux vagues bleu-vert, crêtées de blanc, moutonnantes comme des flots silencieux et figés. Le vent qui venait de là, sifflant et dur, avait aussi le mordant, la fraîcheur salubre des brises de mer.

« Non, merci…J’ai mes crampons… » fit Tartarin au guide lui offrant des chaussons de laine pour passer sur ses bottes… « Crampons Kennedy… perfectionnés… très commodes… » Il criait comme pour un sourd, afin de se mieux faire comprendre de Christian Inebnit, qui ne savait pas plus de français que son camarade Kaufmann ; et en même temps, assis sur la moraine, il fixait par leurs courroies des espèces de socques ferrés de trois énormes et fortes pointes. Cent fois il les avait expérimentés, ces crampons Kennedy, manœuvrés dans le jardin du baobab ; néanmoins, l’effet fut inattendu. Sous le poids du héros, les pointes s’enfoncèrent dans la glace avec tant de force que toutes les tentatives pour les retirer furent vaines. Voilà Tartarin cloué au sol, suant, jurant, faisant des bras et de l’alpenstock une télégraphie désespérée, réduit enfin à rappeler ses guides qui s’en allaient devant, persuadés qu’ils avaient affaire à un alpiniste expérimenté.

Dans l’impossibilité de le déraciner, on défit les courroies, et les crampons abandonnés dans la glace, remplacés par une paire de chaussons tricotés, le président continua sa route, non sans beaucoup de peine et de fatigue. Inhabile à tenir son bâton, il y butait des jambes, le fer patinait, l’entraînait quand il s’appuyait trop fort ; il essaya du piolet, plus dur encore à manœuvrer, la houle du glacier s’accentuant à mesure, bousculant l’un par-dessus l’autre ses flots immobiles dans une apparence de tempête furieuse et pétrifiée.

Immobilité apparente, car des craquements sourds, de monstrueux borborygmes, d’énormes quartiers de glace se déplaçant avec lenteur comme des pièces truquées d’un décor indiquaient l’intérieur vie de toute cette masse figée, ses traîtrises d’élément : et sous les yeux de l’Alpiniste, au jeté de son pic, des crevasses se fendaient, des puits sans fond où les glaçons en débris roulaient indéfiniment. Le héros tomba à plusieurs reprises, une fois jusqu’à mi-corps, dans un de ces goulots verdâtres où ses larges épaules le retinrent au passage.

À le voir si maladroit et en même temps si tranquille et sûr de lui, riant, chantant, gesticulant comme tout à l’heure pendant le déjeuner, les guides s’imaginèrent que le champagne suisse l’avait impressionné.

Pouvaient-ils supposer autre chose d’un président de Club Alpin, d’un ascensionniste renommé dont ses camarades ne parlaient qu’avec des « Ah ! » et de grands gestes ? L’ayant pris chacun sous un bras avec la fermeté respectueuse de policemen mettant en voiture un fils de famille éméché, ils tâchaient, à l’aide de monosyllabes et de gestes, d’éveiller sa raison aux dangers de la route, à la nécessité de gagner la cabane avant la nuit ; le menaçaient des crevasses, du froid, des avalanches. Et, de la pointe de leurs piolets, ils lui montraient l’énorme accumulation des glaces, les névés en mur incliné devant eux jusqu’au zénith dans une réverbération aveuglante.

Mais le bon Tartarin se moquait bien de tout cela : « Ah ! vaï, les crevasses… Ah ! vaï, les avalanches… » et il pouffait de rire en clignant de l’œil, leur envoyait des coups de coudes dans les côtes pour bien faire comprendre à ses guides qu’on ne l’abusait pas, qu’il était dans le secret de la comédie.

Les autres finissaient par s’égayer à l’entrain des chansons tarasconnaises, et, quand ils posaient une minute sur un bloc solide pour permettre au monsieur de reprendre haleine, ils yodlaient à la mode suisse, mais pas bien fort, de crainte des avalanches, ni bien longtemps, car l’heure s’avançait. On sentait le soir proche, au froid plus vif et surtout à la décoloration singulière de toutes ces neiges, ces glaces, amoncelées, surplombantes, qui, même sous un ciel brumeux, gardent un irisement de lumière, mais, lorsque le jour s’éteint, remonté vers les cimes fuyantes, prennent des teintes livides, spectrales, de monde lunaire. Pâleur, congélation, silence, toute la mort. Et le bon Tartarin, si chaud, si vivant, commençait pourtant à perdre sa verve, quand un cri lointain d’oiseau, le rappel d’une « perdrix des neiges » sonnant dans cette désolation, fit passer devant ses yeux une campagne brûlée et, sous le couchant couleur de braise, des chasseurs tarasconnais s’épongeant le front, assis sur leurs carniers vides, dans l’ombre fine d’un olivier.