Et le retour fut sinistre, à pas lents sous la
folle radée, parmi les courts éclairs suivis d’explosions, avec des
glissades, des chutes, des haltes forcées. Pascalon se signait,
invoquait tout haut, comme à Tarascon, « sainte Marthe et
sainte Hélène, sainte Marie-Madeleine », pendant
qu’Excourbaniès jurait : « Coquin de sort ! »
et que Bravida, l’arrière-garde, se retournait saisi
d’inquiétude : « Que diable est-ce qu’on entend derrière
nous ?… ça siffle, ça galope, puis ça s’arrête… » L’idée
du chamois furieux, se jetant sur les chasseurs, ne lui sortait pas
de l’esprit, à ce vieux guerrier.
Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, il
fit part de ses craintes à Tartarin qui, bravement, prit sa place à
l’arrière-garde et marcha la tête haute, trempé jusqu’aux os, avec
la détermination muette que donne l’imminence d’un danger. Par
exemple, rentré à l’auberge, lorsqu’il vit ses chers alpinistes à
l’abri, en train de s’étriller, de s’essorer autour d’un énorme
poêle en faïence, dans la chambre du premier étage où montait
l’odeur du grog au vin commandé, le président s’écouta frissonner
et déclara, très pâle : « Je crois bien que j’ai pris le
mal… »
« Prendre le mal ! » expression
de terroir sinistre dans son vague et sa brièveté, qui dit toutes
les maladies, peste, choléra, vomito negro, les noires, les jaunes,
les foudroyantes, dont se croit atteint le Tarasconnais à la
moindre indisposition.
Tartarin avait pris le mal ! Il n’était
plus question de repartir, et la délégation ne demandait que le
repos. Vite, on fit bassiner le lit, on pressa le vin chaud, et,
dès le second verre, le président sentit par tout son corps
douillet une chaleur, un picotis de bonne augure. Deux oreillers
dans le dos, un « plumeau » sur les pieds, son
passe-montagne serrant la tête, il éprouvait un bien-être délicieux
à écouter les rugissements de la tempête, dans la bonne odeur de
sapin de cette pièce rustique aux murs en bois, aux petites vitres
plombées, à regarder ses chers alpinistes pressés autour du lit, le
verre en main, avec les tournures hétéroclites que donnaient à
leurs types gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux,
tapis dont ils s’étaient affublés, tandis que leurs vêtements
fumaient devant le poêle. S’oubliant lui-même, il les questionnait
d’une voix dolente.
« Êtes-vous bien, Placide ?…
Spiridion, vous sembliez souffrir tout l’heure ?… »
Non, Spiridion ne souffrait plus ; cela
lui avait passé en voyant le président si malade. Bravida, qui
accommodait la morale aux proverbes de son pays, ajouta
cyniquement : « Mal de voisin réconforte et même
guérit !… » Puis ils parlèrent de leur chasse,
s’échauffant au souvenir de certains épisodes dangereux, ainsi
quand la bête s’était retournée, furieuse ; et sans complicité
de mensonge, bien ingénument, ils fabriquaient déjà la fable qu’ils
raconteraient au retour.
Soudain, Pascalon descendu pour aller chercher
une nouvelle tournée de grog, apparut tout effaré, un bras nu hors
du rideau à fleurs bleues qu’il ramenait contre lui d’un geste
pudique à la Polyeucte. Il fut plus d’une seconde sans pouvoir
articuler tout bas, l’haleine courte :
« Le chamois !…
– Eh bien, le chamois ?…
– Il est en bas, à la cuisine… Il se
chauffe !…
– Ah ! vaï…
– Tu badines !…
– Si vous alliez voir,
Placide ? »
Bravida hésitait. Excourbaniès descendit sur
la pointe du pied, puis revint presque tout de suite, la figure
bouleversée… De plus en plus fort !… le chamois buvait du vin
chaud.
On lui devait bien cela, à la pauvre bête,
après la course folle qu’elle avait fournie dans la montagne, tout
le temps relancée ou rappelée par son maître qui, d’ordinaire, se
contentait de la faire évoluer dans la salle pour montrer aux
voyageurs comme elle était d’un facile dressage.
« C’est écrasant ! » dit
Bravida, n’essayant plus de comprendre, tandis que Tartarin
enfonçait le passe-montagne en casque à mèche sur ses yeux pour
cacher aux délégués la douce hilarité qui le gagnait en rencontrant
à chaque étape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisse
rassurante de Bompard.
X
L’ASCENSION DE LA JUNGFRAU. – VÉ, LES BŒUFS. – LES CRAMPONS
KENNEDY NE MARCHENT PAS, LA LAMPE À CHALUMEAU NON PLUS. –
APPARITION D’HOMMES MASQUÉS AU CHALET DU CLUB ALPIN. – LE PRÉSIDENT
DANS LA CREVASSE. – IL Y LAISSE SES LUNETTES. – SUR LES CIMES. –
TARTARIN DEVENU DIEU.
Grande affluence, ce matin-là, à l’hôtel
Bellevue sur la Petite Scheideck. Malgré la pluie et les rafales,
on avait dressé les tables dehors, à l’abri de la véranda, parmi
tout un étalage d’alpenstocks, gourdes, longues-vues, coucous en
bois sculpté, et les touristes pouvaient en déjeunant contempler, à
gauche, à quelque deux mille mètres de profondeur, l’admirable
vallée de Grindelwald ; à droite, celle de Lauterbrunnen, et
en face, à une portée de fusil, semblait-il, les pentes immaculées,
grandioses, de la Jungfrau, ses névés, ses glaciers, toute cette
blancheur réverbérée illuminant l’air alentour, faisant les verres
encore plus transparents, les nappes encore plus blanches.
Mais, depuis un moment, l’attention générale
se trouvait distraite par une caravane tapageuse et barbue qui
venait d’arriver à cheval, mulet, à âne, même en chaise à porteurs,
et se préparait à l’escalade par un déjeuner copieux, plein
d’entrain, dont le vacarme contrastait avec les airs ennuyés,
solennels, des Riz et Pruneaux très illustres réunis à la
Scheideck : lord Chipendale, le sénateur belge et sa famille,
le diplomate austro-hongrois, d’autres encore. On aurait pu croire
que tous ces gens barbus attablés ensemble allaient tenter
l’ascension, car ils s’occupaient à tour de rôle des préparatifs de
départ, se levaient, se précipitaient pour aller faire des
recommandations aux guides, inspecter les provisions, et, d’un bout
de la terrasse à l’autre, ils s’interpellaient de cris
terribles :
« Hé ! Placide, vé la
terrine si elle est dans le sac ! – N’oubliez pas la lampe à
chalumeau, au mouains. »
Au départ, seulement, on vit qu’il s’agissait
d’une simple conduite, et que, de toute la caravane, un seul allait
monter, mais quel un !
« Enfants, y sommes-nous ? »
dit le bon Tartarin d’une voix triomphante et joyeuse où ne
semblait pas l’ombre d’une inquiétude pour les dangers possibles du
voyage, son dernier doute sur le truquage de la Suisse s’étant
dissipé le matin même devant les deux glaciers de Grindelwald,
précédés chacun d’un guichet et d’un tourniquet avec cette
inscription : « Entrée du glacier : un franc
cinquante ».
Il pouvait donc savourer sans regret ce départ
en apothéose, la joie de se sentir regardé, envié, admiré par ces
effrontées petites misses à coiffures étroites de jeunes garçons,
qui se moquaient si gentiment de lui au Rigi-Kulm et, à cette
heure, s’enthousiasmaient en comparant ce petit homme avec l’énorme
montagne qu’il allait gravir. L’une faisait son portrait sur un
album, celle ci tenait à honneur de toucher son alpenstock !
« Tchimpègne !… Tchimpègne !… » s’écria tout à
coup un long, funèbre Anglais au teint briqueté s’approchant le
verre et la bouteille en mains. Puis, après avoir obligé le héros à
trinquer :
« Lord Chipendale, sir… Et vô ?
– Tartarin de Tarascon.
– Oh ! yes… Tartarine… Il était très joli
nom pour un cheval… » dit le lord, qui devait être quelque
fort sportsman d’outre-Manche.
Le diplomate austro-hongrois vint aussi serrer
la main de l’alpiniste entre ses mitaines, se souvenant vaguement
de l’avoir entrevu à quelque endroit : « Enchanté…
enchanté !… » ânonna-t-il plusieurs fois, et ne sachant
plus comment en sortir, il ajouta : « Compliments à
madame… » sa formule mondaine pour brusquer les
présentations.
Mais les guides s’impatientaient, il fallait
atteindre avant le soir la cabane du Club Alpin où l’on couche en
première étape, il n’y avait pas une minute à perdre. Tartarin le
comprit, salua d’un geste circulaire, sourit paternellement aux
malicieuses misses, puis, d’une voix tonnante :
« Pascalon, la bannière ! »
Elle flotta, les méridionaux se découvrirent,
car on aime le théâtre, à Tarascon ; et sur le cri vingt fois
répété : « Vive le président !… Vive Tartarin…
Ah ! Ah !… fen dè brut… » la colonne
s’ébranla, les deux guides en tête, portant le sac, les provisions,
des fagots de bois, puis Pascalon tenant l’oriflamme, enfin le P.
C. A. et les délégués qui devaient raccompagner jusqu’au glacier du
Guggi. Ainsi déployé en procession avec son claquement de drapeau
sur ces fonds mouillés, ces crêtes dénudées ou neigeuses, le
cortège évoquait vaguement le jour des morts à la campagne.
Tout à coup le commandement cria fort
alarmé :
« Vé, les
bœufs ! »
On voyait quelque bétail broutant l’herbe rase
dans les ondulations de terrain. L’ancien militaire avait de ces
animaux une peur nerveuse, insurmontable, et, comme on ne pouvait
le laisser seul, la délégation dut s’arrêter. Pascalon transmit
l’étendard à l’un des guides ; puis, sur une dernière
étreinte, des recommandations bien rapides, l’œil aux
vaches :
« Et adieu, qué !
– Pas d’imprudence au
mouains… » ils se séparèrent. Quant proposer au
président de monter avec lui, pas un n’y songea ; c’était trop
haut, boufre ! À mesure qu’on approchait, cela
grandissait encore, les abîmes se creusaient, les pics se
hérissaient dans un blanc chaos que l’on eût dit infranchissable.
Il valait mieux regarder l’ascension, de la Scheideck.
De sa vie, naturellement, le président du Club
des Alpines n’avait mis les pieds sur un glacier. Rien de semblable
dans les montagnettes de Tarascon embaumées et sèches comme un
paquet de vétiver ; et cependant les abords du Guggi lui
donnaient une sensation de déjà vu, éveillaient le souvenir de
chasses en Provence, tout au bout de la Camargue, vers la mer.
C’était la même herbe toujours plus courte, grillée, comme roussie
au feu. Ça et là des flaques d’eau, des infiltrations trahies de
roseaux grêles, puis la moraine, comme une dune mobile de sable, de
coquilles brisées, d’escarbilles, et, au bout, le glacier aux
vagues bleu-vert, crêtées de blanc, moutonnantes comme des flots
silencieux et figés. Le vent qui venait de là, sifflant et dur,
avait aussi le mordant, la fraîcheur salubre des brises de mer.
« Non, merci…J’ai mes crampons… »
fit Tartarin au guide lui offrant des chaussons de laine pour
passer sur ses bottes… « Crampons Kennedy… perfectionnés… très
commodes… » Il criait comme pour un sourd, afin de se mieux
faire comprendre de Christian Inebnit, qui ne savait pas plus de
français que son camarade Kaufmann ; et en même temps, assis
sur la moraine, il fixait par leurs courroies des espèces de
socques ferrés de trois énormes et fortes pointes.
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