Il allait entrer, mais s’arrêta devant
cette ombre où luisaient des yeux terribles, et du seuil, les dents
soirées sur son dur accent tudesque :
« Tâchez de vous tenir tranquilles… ou je
vous fais tous ramasser par le police… »
Un grognement de buffle sortit de l’ombre à ce
mot brutal de « ramasser ». L’hôtelier recula d’un pas,
mais jeta encore :
« On sait qui vous êtes, allez ! on
a l’œil sur vous, et moi je ne veux plus de monde comme ça dans ma
maison.
– Monsieur Meyer, dit Tartarin doucement,
poliment, mais très ferme… faites préparer ma note… Ces messieurs
et moi nous partons demain matin pour la Jungfrau. »
Ô sol natal, ô petite patrie dans la
grande ! rien que d’entendre l’accent tarasconnais frémissant
avec l’air du pays aux plis d’azur de la bannière ; voilà
Tartarin délivré de l’amour et de ses pièges, rendu à ses amis, à
sa mission, à la gloire.
Maintenant, zou !…
IX
AU CHAMOIS FIDÈLE.
Le lendemain, ce fut charmant, cette route à
pied d’Interlaken Grindelwald où l’on devait, en passant, prendre
les guides pour la Petite Scheideck ; charmante, cette marche
triomphale du P. C. A. rentré dans ses houseaux et vêtements de
campagne, s’appuyant d’un côté sur l’épaule maigrelette du
commandant Bravida, de l’autre au bras robuste d’Excourbaniès,
fiers tous les deux d’encadrer, de soutenir leur cher président, de
porter son piolet, son sac, son alpenstock, tandis que, tantôt
devant, tantôt derrière ou sur les flancs, gambadait comme un jeune
chien le fanatique Pascalon, sa bannière dûment empaquetée et
roulée pour éviter les scènes tumultueuses de la veille.
La gaieté de ses compagnons, le sentiment du
devoir accompli, la Jungfrau toute blanche, là-bas dans le ciel
comme une fumée, il n’en fallait pas moins pour faire oublier au
héros ce qu’il laissait derrière lui, à tout jamais peut-être, et
sans un adieu. Aux dernières maisons d’Interlaken, ses paupières se
gonflèrent ; et, tout en marchant, il s’épanchait à tour de
rôle dans le sein d’Excourbaniès : « Écoutez,
Spiridion », ou dans celui de Bravida : « Vous me
connaissez, Placide… » Car, par une ironie de la nature, ce
militaire indomptable s’appelait Placide, et Spiridion ce buffle
peau rude, aux instincts matériels.
Malheureusement, la race tarasconnaise, plus
galante que sentimentale, ne prend jamais les affaires de cœur au
sérieux : « Qui perd une femme et quinze sous, c’est
grand dommage de l’argent… » répondait le sentencieux Placide,
et Spiridion pensait exactement comme lui ; quant à l’innocent
Pascalon, il avait des femmes une peur horrible et rougissait
jusqu’aux oreilles lorsqu’on prononçait le nom de la Petite
Scheideck devant lui, croyant qu’il s’agissait d’une personne
légère dans ses mœurs. Le pauvre amoureux en fut réduit à garder
ses confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plus
sûr.
Quel chagrin d’ailleurs eût pu résister aux
distractions de la route à travers l’étroite, profonde et sombre
vallée où ils s’engageaient le long d’une rivière sinueuse, toute
blanche d’écume, grondant comme un tonnerre dans l’écho des
sapinières qui l’encaissaient, en pente sur ses deux
rives !
Les délégués tarasconnais, la tête en l’air,
avançaient avec une sorte de terreur, d’admiration
religieuse ; ainsi les compagnons de Sinbad le marin,
lorsqu’ils arrivèrent devant les palétuviers, les manguiers, toute
la flore géante des côtes indiennes. Ne connaissant que leurs
montagnettes pelées et pétrées, ils n’auraient jamais pensé qu’il
pût y avoir tant d’arbres à la fois sur des montagnes si
hautes.
« Et ce n’est rien, cela… vous verrez la
Jungfrau ! » disait le P. C. A., qui jouissait de leur
émerveillement, se sentait grandir leurs yeux.
En même temps, pour égayer le décor, humaniser
sa note imposante, des cavalcades les croisaient sur la route, de
grands landaus à fond de train avec des voiles flottant aux
portières, des têtes curieuses qui se penchaient pour regarder la
délégation serrée autour de son chef, et, de distance en distance,
les étalages de bibelots en bois sculpté, des fillettes plantées au
bord du chemin, raides sous leurs chapeaux de paille à grands
rubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des chœurs à trois
voix en offrant des bouquets de framboises et d’edelweiss. Parfois,
le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa ritournelle
mélancolique, enflée, répercutée dans les gorges et diminuée
lentement à la façon d’un nuage qui fond en vapeur.
« C’est beau, on dirait les
orgues… » murmurait Pascalon, les yeux mouillés, extasié comme
un saint de vitrail. Excourbaniès hurlait sans se décourager et
l’écho répétait à perte de son l’intonation tarasconnaise :
« Ha !… ha !… ha !… fen dè
brut. »
Mais on se lasse après deux heures de marche
dans le même décor, fût-il organisé, vert sur bleu, des glaciers
dans le fond, et sonore comme une horloge à musique. Le fracas des
torrents, les chœurs à la tierce, les marchands d’objets au
couteau, les petites bouquetières, devinrent insupportables à nos
gens, l’humidité surtout, cette buée au fond de cet entonnoir, ce
sol mou, fleuri de plantes d’eau, où jamais le soleil n’a
pénétré.
« Il y a de quoi prendre une
pleurésie », disait Bravida, retroussant le collet de sa
jaquette. Puis la fatigue s’en mêla, la faim, la mauvaise humeur.
On ne trouvait pas d’auberge ; et, pour s’être bourrés de
framboises, Excourbaniès et Bravida commençaient à souffrir
cruellement. Pascalon lui-même, cet ange chargé non seulement de la
bannière, mais du piolet, du sac, de l’alpenstock dont les autres
se débarrassaient lâchement sur lui, Pascalon avait perdu sa
gaieté, ses vives gambades.
À un tournant de route, comme ils venaient de
franchir la Lutschine sur un de ces ponts couvert qu’on trouve dans
les pays de grande neige, une formidable sonnerie de cor les
accueillit.
« Ah ! vaï, assez !…
assez !… » hurlait la délégation exaspérée.
L’homme, un géant, embusqué au bord de la
route, lâcha l’énorme trompe en sapin descendant jusqu’à terre et
terminée par une boîte à percussion qui donnait à cet instrument
préhistorique la sonorité d’une pièce d’artillerie.
« Demandez-lui donc s’il ne connaît pas
une auberge ? » dit le président à Excourbaniès qui, avec
un énorme aplomb, et un tout petit dictionnaire de poche,
prétendait servir d’interprète à la délégation, depuis qu’on était
en Suisse allemande. Mais, avant qu’il eût tiré son dictionnaire,
le joueur de cor répondait en très bon français :
« Une auberge, messieurs ?… mais
parfaitement… le Chamois fidèle est tout près d’ici ;
permettez-moi de vous y conduire. »
Et, chemin faisant, il leur apprit qu’il avait
habité Paris pendant des années, commissionnaire au coin de la rue
Vivienne.
« Encore un de la Compagnie,
parbleu ! » pensa Tartarin, laissant ses amis s’étonner.
Le confrère de Bompard leur fut du reste fort utile, car, malgré
l’enseigne en français, les gens du Chamois fidèle ne parlaient
qu’un affreux patois allemand.
Bientôt la délégation tarasconnaise, autour
d’une énorme omelette aux pommes de terre, recouvra la santé et la
belle humeur, essentielle aux méridionaux comme le soleil à leur
pays. On but sec, on mangea ferme.
Après force toasts portés au président et à
son ascension, Tartarin, que l’enseigne de l’auberge intriguait
depuis son arrivée, demanda au joueur de cor, cassant une croûte
dans un coin de la salle avec eux :
« Vous avez donc du chamois, par
ici ?… Je croyais qu’il n’en restait plus en
Suisse. »
L’homme cligna des yeux :
« Ce n’est pas qu’il y en ait beaucoup,
mais on pourrait vous en faire voir tout de même.
– C’est lui en faire tirer, qu’il faudrait,
vé… dit Pascalon plein d’enthousiasme… jamais le président
n’a manqué son coup. »
Tartarin regretta de n’avoir pas apporté sa
carabine.
« Attendez donc, je vais parler au
patron. »
Il se trouva justement que le patron était un
ancien chasseur de chamois ; il offrit son fusil, sa poudre,
ses chevrotines et même de servir de guide à ces messieurs vers un
gîte qu’il connaissait.
« En avant, zou ! » fit
Tartarin, cédant à ses alpinistes heureux de faire briller
l’adresse de leur chef. Un léger retard, après tout ; et la
Jungfrau ne perdait rien pour attendre !…
Sortis de l’auberge par derrière, ils n’eurent
qu’à pousser la claire-voie du verger, guère plus grand qu’un
jardinet de chef de gare, et se trouvèrent dans la montagne fendue
de grandes crevasses rouillées entre les sapins et les ronces.
L’aubergiste avait pris l’avance et les
Tarasconnais le voyaient déjà très haut, agitant les bras, jetant
des pierres, sans doute pour faire lever la bête. Ils eurent
beaucoup de mal à le rejoindre par ces pentes rocailleuses et
dures, surtout pour des personnes qui sortent de table et qui n’ont
pas plus l’habitude de gravir que les bons alpinistes de Tarascon.
Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse qui roulait des
nuages lentement le long des cimes, sur leur tête.
« Boufre ! » geignait
Bravida.
Excourbaniès grognait :
« Outre !
– Que vous me feriez dire… »
ajoutait le doux et bêlant Pascalon.
Mais le guide leur ayant, d’un geste brusque,
intimé l’ordre de se taire, de ne plus bouger : « On ne
parle pas sous les armes, » dit Tartarin de Tarascon avec une
sévérité dont chacun prit sa part, bien que le président seul fût
armé. Ils restaient là debout, retenant leur souffle ; tout à
coup Pascalon cria :
« Vé ! le chamois,
vé…… »
À cent mètres au-dessus d’eux, les cornes
droites, la robe d’un fauve clair, les quatre pieds réunis au bord
du rocher la jolie bête se découpait comme en bois travaillé, les
regardant sans aucune crainte.
Tartarin épaula méthodiquement selon son
habitude ; il allait tirer, le chamois disparut.
« C’est votre faute, dit le commandant à
Pascalon… Vous avez sifflé… ça lui a fait peur.
– J’ai sifflé, moi ?
– Alors, c’est Spiridion……
– Ah, vaï ! jamais de la vie. »
On avait pourtant entendu un coup de sifflet
strident, prolongé. Le président les mit tous d’accord en racontant
que le chamois, à l’approche de l’ennemi, pousse un signal aigu par
les narines. Ce diable de Tartarin connaissait à fond cette chasse
comme toutes les autres ! Sur l’appel de leur guide, ils se
mirent en route ; mais la pente devenait de plus en plus
raide, les roches plus escarpées, avec des fondrières à droite et à
gauche. Tartarin tenait la tête, se retournant à chaque instant
pour aider les délégués, leur tendre la main ou sa carabine.
« La main, la main, si ça ne vous fait rien », demandait
le bon Bravida qui avait très peur des armes chargées.
Nouveau signe du guide, nouvel arrêt de la
délégation, le nez en l’air.
« Je viens de sentir une
goutte ! » murmura le commandant tout inquiet.
En même temps, la foudre gronda et, plus forte
que la foudre, la voix d’Excourbaniès :
« À vous, Tartarin ! »
Le chamois venait de bondir tout près d’eux,
franchissant le ravin comme une lueur dorée, trop vite pour que
Tartarin pût épauler, pas assez pour les empêcher d’entendre le
long sifflement de ses narines.
« J’en aurai raison, coquin de
sort ! » dit le président, mais les délégués
protestèrent.
Excourbaniès, subitement très aigre, lui
demanda s’il avait juré de les exterminer.
« Cher maî…aî… aître… bêla timidement
Pascalon, j’ai ouï dire que le chamois, lorsqu’on l’accule aux
abîmes, se retourne contre le chasseur et devient dangereux.
– Ne l’acculons pas, alors ! » fit
Bravida terrible, la casquette en bataille.
Tartarin les appela poules mouillées. Et
brusquement, tandis qu’ils se disputaient, ils disparurent les uns
aux yeux des autres dans une épaisse nuée tiède qui sentait le
soufre et à travers laquelle ils se cherchaient, s’appelaient.
« Hé ! Tartarin.
– Êtes-vous là, Placide ?
– Maî… aî… tre !
– Du sang-froid ! du
sang-froid ! »
Une vraie panique. Puis un coup de vent creva
le nuage, l’emporta comme une voile arrachée flottant aux ronces,
d’où sortit un éclair en zigzag avec un épouvantable coup de
tonnerre sous les pieds des voyageurs. « Ma
casquette !… » cria Spiridion décoiffé par la tempête,
les cheveux tout droits crépitant d’étincelles électriques. Ils
étaient en plein cœur de l’orage, dans la forge même de
Vulcain.
Bravida, le premier, s’enfuit à toute
vitesse ; le reste de la délégation s’élançait derrière lui,
mais un cri du P. C. A. qui pensait à tout les retint :
« Malheureux… gare à la
foudre !… »
Du reste, en dehors du danger très réel qu’il
leur signalait, on ne pouvait guère courir sur ces pentes abruptes,
ravinées, transformées en torrents, en cascades, par toute l’eau du
ciel qui tombait.
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