Ce
souvenir le réconforta.
En même temps, Kaufmann lui montrait au-dessus
d’eux quelque chose ressemblant à un fagot de bois sur la neige.
« Die Hutte. » C’était la cabane. Il semblait
qu’on dût l’atteindre en quelques enjambées, mais il fallait encore
une bonne demi-heure de marche. L’un des guides alla devant pour
allumer le feu. La nuit descendait maintenant, la bise piquait sur
le sol cadavérique ; et Tartarin, ne se rendant plus bien
compte des choses, fortement soutenu par le bras du montagnard,
butait, bondissait, sans un fil sec sur la peau malgré
l’abaissement de la température. Tout à coup une flamme jaillit
quelques pas, portant une bonne odeur de soupe à l’oignon.
On arrivait.
Rien de plus rudimentaire que ces haltes
établies dans la montagne par les soins du Club Alpin Suisse. Une
seule pièce dont un plan de bois dur incliné, servant de lit, tient
presque tout l’espace, n’en laissant que fort peu pour le fourneau
et la table longue clouée au parquet comme les bancs qui
l’entourent. Le couvert était déjà mis, trois bols, des cuillers
d’étain, la lampe à chalumeau pour le café, deux conserves de
Chicago ouvertes. Tartarin trouva le dîner délicieux bien que la
soupe à l’oignon empestât la fumée et que la fameuse lampe à
chalumeau brevetée, qui devait parfaire son litre de café en trois
minutes, n’eût jamais voulu fonctionner.
Au dessert, il chanta : c’était sa seule
façon de causer avec ses guides. Il chanta des airs de son
pays : la Tarasque, les Filles d’Avignon.
Les guides répondaient par des chansons locales en patois
allemand : « Mi Vater isch en Appenzeller… aou,
aou… » Braves gens aux traits durs et frustes, taillés en
pleine roche, avec de la barbe dans les creux qui semblait de la
mousse, de ces yeux clairs, habitués aux grand espaces comme en ont
les matelots ; et cette sensation de la mer et du large qu’il
avait tout à l’heure en approchant du Guggi, Tartarin la retrouvait
ici, en face de ces marins du glacier, dans cette cabane étroite,
basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans l’égouttement de
la neige du toit qui fondait à la chaleur, et les grands coups de
vent tombant en paquet d’eau, secouant tout, faisant craquer les
planches, vaciller la flamme de la lampe, et s’arrêtant tout à coup
sur un silence, énorme, monstrueux, de fin du monde.
On achevait de dîner, quand des pas lourds sur
le sol opaque, des voix s’approchèrent. Des bourrades violentes,
ébranlèrent la porte, Tartarin, très ému, regarda ses guides… Une
attaque nocturne à ces hauteurs !… Les coups redoublèrent.
« Qui va là ? » fit le héros sautant sur son
piolet ; mais déjà la cabane était envahie par deux Yankees
gigantesques masqués de toile blanche, les vêtements trempés de
sueur et de neige, puis, derrière eux, des guides, des porteurs,
toute une caravane qui venait de faire l’ascension de la
Jungfrau.
« Soyez les bienvenus, milords, »
dit le Tarasconnais avec un geste large et dispensateur dont les
milords n’avaient nul besoin pour prendre leurs aises. En un tour
de main, la table fut investie, le couvert enlevé, les bols et les
cuillers passés à l’eau chaude pour servir aux arrivants, selon la
règle établie en tous ces chalets alpins : les bottes des
milords fumaient devant le poêle, pendant qu’eux-mêmes, déchaussés,
les pieds enveloppés de paille, s’étalaient devant une nouvelle
soupe à l’oignon.
Le père et le fils, ces Américains ; deux
géants roux, têtes de pionniers, dures et volontaires. L’un deux,
le plus âgé, avait dans sa face boursouflée, hâlée, craquelée, des
yeux dilatés, tout blancs ; et bientôt, à son hésitation
tâtonnante autour de la cuiller et du bol, aux soins que son fils
prenait de lui, Tartarin comprit que c’était le fameux alpiniste
aveugle dont on lui avait parlé à l’hôtel Bellevue et auquel il ne
voulait pas croire, grimpeur fameux dans sa jeunesse qui malgré ses
soixante ans et son infirmité, recommençait avec son fils toutes
ses courses d’autrefois. Il avait déjà fait ainsi le Wetterhorn et
la Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le Mont-Blanc,
prétendant que l’air des cimes, cette aspiration froide goût de
neige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa vigueur
passée.
« Différemment, demandait Tartarin à l’un
des porteurs, car les Yankees n’étaient pas communicatifs et ne
répondaient que yes et no toutes ses avances…
différemment, puisqu’il n’y voit pas, comment s’arrange-t-il aux
passages dangereux ?
– Oh ! il a le pied montagnard, puis son
fils est là qui le veille, lui place les talons… Le fait est qu’il
s’en tire toujours sans accidents.
– D’autant que les accidents ne sont jamais
bien terribles, qué ? »
Après un sourire d’entente au porteur ahuri,
le Tarasconnais, persuadé de plus en plus que « tout ça
c’était de la blague », s’allongea sur la planche, roulé dans
sa couverture, le passe-montagne jusqu’aux yeux, et s’endormit,
malgré la lumière, le train, la fumée des pipes et l’odeur de
l’oignon…
« Mossié !…
Mossié !… »
Un de ses guides le secouait pour le départ
pendant que l’autre versait du café bouillant dans les bols. Il y
eut quelques jurons, des grognements de dormeurs que Tartarin
écrasait au passage pour gagner la table, puis la porte.
Brusquement, il se trouva dehors, saisi de froid, ébloui par la
réverbération féerique de la lune sur ces blanches nappes, ces
cascades figées où l’ombre des pics, des aiguilles, des séracs, se
découpait d’un noir intense. Ce n’était plus l’étincelant chaos de
l’après-midi, ni le livide amoncellement des teintes grises du
soir, mais une ville accidentée de ruelles sombres, de coulées
mystérieuses, d’angles douteux entre des monuments de marbre et des
ruines effritées, une ville morte avec de larges places
désertes.
Deux heures ! En marchant bien on serait
là-haut pour midi. « Zou ! » dit le P. C. A. tout
gaillard et s’élançant comme à l’assaut. Mais ses guides
l’arrêtèrent : il fallait s’attacher pour ces passages
périlleux.
« Ah ! vaï,
s’attacher ?… Enfin, si ça vous amuse… »
Christian Inebnit prit la tête, laissant trois
mètres de corde entre lui et Tartarin qu’une même distance séparait
du second guide chargé des provisions et de la bannière. Le
Tarasconnais se tenait mieux que la veille, et, vraiment, il
fallait que sa conviction fût faite pour qu’il ne prît pas au
sérieux les difficultés de la route, – si l’on peut appeler route
la terrible arête de glace sur laquelle ils avançaient avec
précaution, large de quelques centimètres et tellement glissante
que le piolet de Christian devait y tailler des marches.
La ligne de l’arête étincelait entre deux
profondeurs d’abîmes. Mais si vous croyez que Tartarin avait peur,
pas plus ! À peine le petit frisson à fleur de peau du
franc-maçon novice auquel on fait subir les premières épreuves. Il
se posait très exactement dans les trous creusés par le guide de
tête, faisait tout ce qu’il lui voyait faire, aussi tranquille que
dans le jardin du baobab lorsqu’il s’exerçait autour de la
margelle, au grand effroi des poissons rouges. Un moment la crête
devint si étroite qu’il fallut se mettre à califourchon, et,
pendant qu’ils allaient lentement, s’aidant des mains, une
formidable détonation retentit à droite, au-dessous d’eux,
« Avalanche ! » dit Inebnit, immobile tant que dura
la répercussion des échos, nombreuse, grandiose à remplir le ciel,
et terminée par un long roulement de foudre qui s’éloigne ou qui
tombe en détonations perdues. Après, le silence s’étala de nouveau,
couvrit tout comme un suaire.
L’arête franchie, ils s’engagèrent sur un névé
de pente assez douce, mais d’une longueur interminable. Ils
grimpaient depuis plus d’une heure, quand une mince ligne rose
commença à marquer les cimes, là-haut, bien haut sur leurs têtes.
C’était le matin qui s’annonçait.
En bon Méridional ennemi de l’ombre, Tartarin
entonnait son chant d’allégresse :
Grand souleu de la Provenço
Gai compaire dou mistrau…[5]
Une brusque secouée de la corde par devant et
par derrière l’arrêta net au milieu de son couplet.
« Chut !… chut !… » faisait Inebnit montrant du
bout de son piolet la ligne menaçante des séracs gigantesques et
tumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre secousse
pouvait déterminer l’éboulement. Mais le Tarasconnais savait à quoi
s’en tenir ; ce n’est pas à lui qu’il fallait pousser de
pareilles bourdes, et, d’une voix retentissante, il
reprit :
Tu qu’escoulès la Duranço
Commo un flot dè vin de Crau.[6]
Les guides, voyant qu’ils n’auraient pas
raison de l’enragé chanteur, firent un grand détour pour s’éloigner
des séracs et, bientôt, furent arrêtés par une énorme crevasse
qu’éclairait en profondeur, sur les parois d’un vert glauque, le
furtif et premier rayon du jour. Ce qu’on appelle un « pont de
neige » la surmontait, si mince, si fragile, qu’au premier pas
il s’éboula dans un tourbillon de poussière blanche, entraînant le
premier guide et Tartarin suspendus à la corde que Rodolphe
Kaufmann, le guide d’arrière, se trouvait seul à soutenir,
cramponné de toute sa vigueur de montagnard à son piolet
profondément enfoncé dans la glace. Mais s’il pouvait retenir les
deux hommes sur le gouffre, la force lui manquait pour les en
retirer, et il restait accroupi, les dents serrées, les muscles
tendus, trop loin de la crevasse pour voir ce qui s’y passait.
D’abord abasourdi par la chute, aveuglé de
neige, Tartarin s’était agité une minute des bras et des jambes en
d’inconscientes détentes, comme un pantin détraqué, puis, redressé
au moyen de la corde, il pendait sur l’abîme, le nez à cette paroi
de glace que lissait son haleine, dans la posture d’un plombier en
train de ressouder des tuyaux de descente. Il voyait au-dessus de
lui pâlir le ciel, s’effacer les dernières étoiles, au-dessous
s’approfondir le gouffre en d’opaques ténèbres d’où montait un
souffle froid.
Tout de même, le premier étourdissement passé,
il retrouva son aplomb, sa belle humeur.
« Eh ! là-haut, père Kaufmann, ne
nous laissez pas moisir ici, qué ! il y a des
courants d’air, et puis cette sacrée corde nous coupe les
reins. »
Kaufmann n’aurait su répondre ; desserrer
les dents, c’eût été perdre sa force.
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