Où
était-il ? Tartarin le comprit en entendant l’officier de
gendarmerie discuter avec le concierge du château, un gros homme en
bonnet grec agitant un trousseau de clefs rouillées.
« Au secret, au secret… mais je n’ai plus
de place, les autres ont tout pris… À moins de le mettre dans le
cachot de Bonnivard ?
– Mettez-le dans le cachot de Bonnivard, c’est
bien assez bon pour lui… » commanda le capitaine, et il fut
fait comme il avait dit.
Ce château de Chillon, dont le P. C. A. ne
cessait de parler depuis deux jours à ses chers alpinistes, et dans
lequel, par une ironie de la destinée, il se trouvait brusquement
incarcéré sans savoir pourquoi, est un des monuments historiques
les plus visités de toute la Suisse. Après avoir servi de résidence
d’été aux comtes de Savoie, puis de prison d’État, de dépôt d’armes
et de munitions, il n’est plus aujourd’hui qu’un prétexte à
excursion, comme le Rigi-Kulm ou la Tellsplatte. On y a laissé
cependant un poste de gendarmerie et un « violon » pour
les ivrognes et les mauvais garçons du pays ; mais ils sont si
rares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est toujours
vide et que le concierge y renferme sa provision de bois pour
l’hiver. Aussi l’arrivée de tous ces prisonniers l’avait mis de
fort méchante humeur, l’idée surtout qu’il n’allait plus pouvoir
faire visiter le célèbre cachot, à cette époque de l’année le plus
sérieux profit de la place.
Furieux, il montrait la route à Tartarin, qui
suivait, sans le courage de la moindre résistance. Quelques marches
branlantes, un corridor moisi, sentant la cave, une porte épaisse
comme un mur, avec des gonds énormes, et ils se trouvèrent dans un
vaste souterrain voûté, au sol battu, aux lourds piliers romains où
restent scellés des anneaux de fer enchaînant jadis les prisonniers
d’État. Un demi-jour tombait avec le tremblotement, le miroitement
du lac à travers d’étroites meurtrières qui ne laissaient voir
qu’un peu de ciel.
« Vous voilà chez vous, dit le geôlier…
Surtout, n’allez pas dans le fond, il y a les
oubliettes ! »
Tartarin recula épouvanté :
« Les oubliettes,
Boudiou !…
– Qu’est-ce que vous voulez, mon
garçon !… On m’a commandé de vous mettre dans le cachot de
Bonnivard… Je vous mets dans le cachot de Bonnivard… Maintenant, si
vous avez des moyens, on pourra vous fournir quelques douceurs, par
exemple une couverture et un matelas pour la nuit.
– D’abord, à manger ! » dit
Tartarin, à qui, fort heureusement, on n’avait pas ôté sa
bourse.
Le concierge revint avec un pain frais, de la
bière, un cervelas, dévorés avidement par le nouveau prisonnier de
Chillon, à jeun depuis la veille, creusé de fatigues et d’émotions.
Pendant qu’il mangeait sur son banc de pierre dans la lueur du
soupirail, le geôlier l’examinait d’un œil bonasse.
« Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce que
vous avez fait ni pourquoi l’on vous traite si sévèrement…
– Eh ! coquin de sort, moi non plus, je
ne sais rien, fit Tartarin la bouche pleine.
– Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous n’avez
pas l’air d’un mauvais homme, et, certainement, vous ne voudriez
pas empêcher un pauvre père de famille de gagner sa vie, n’est ce
pas ?… Eh ben, voilà !… J’ai là-haut toute une société
venue pour visiter le cachot de Bonnivard… Si vous vouliez me
promettre de vous tenir tranquille, de ne pas essayer de vous
sauver… »
Le bon Tartarin s’y engagea par serment, et
cinq minutes après, il voyait son cachot envahi par ses anciennes
connaissances du Rigi-Kulm et de la Tellsplatte, l’âne bâté
Schwanthaler, l’ineptissimus Astier-Réhu, le membre du Jockey-Club
avec sa nièce (hum ! hum !…), tous les voyageurs du
circulaire Cook. Honteux, craignant d’être reconnu, le malheureux
se dissimulait derrière les piliers, reculant, se dérobant à mesure
qu’approchait le groupe des touristes précédés du concierge et de
son boniment débité d’une voix dolente :
« C’est ici que l’infortuné
Bonnivard… »
Ils avançaient lentement, retardés par les
discussions des deux savants toujours en querelle, prêts à se
sauter dessus agitant l’un son pliant, l’autre son sac de voyage,
en des attitudes fantastiques que le demi-jour des soupiraux
allongeait sur les voûtes.
À force de reculer, Tartarin se trouva tout
près du trou des oubliettes, un puits noir, ouvert au ras du sol,
soufflant l’haleine des siècles passés, marécageuse et glaciale.
Effrayé, il s’arrêta, se pelotonna dans un coin, sa casquette sur
les yeux ; mais le salpêtre humide des murailles
l’impressionnait ; et tout à coup un formidable éternuement,
qui fit reculer les touristes, les avertissait de sa présence.
« Tiens, Bonnivard… » s’écria
l’effrontée petite Parisienne coiffée d’un chapeau Directoire, que
le monsieur du Jockey-Club faisait passer pour sa nièce.
Le Tarasconnais ne se laissa pas démonter.
« C’est vraiment très gentil,
vé, ces oubliettes !… » dit-il du ton le plus
naturel du monde, comme s’il était en train, lui aussi, de visiter
le cachot par plaisir, et il se mêla aux autres voyageurs qui
souriaient en reconnaissant l’alpiniste du Rigi-Kulm, le
boute-en-train du fameux bal.
« Hé ! mossié… ballir,
dantsir !… »
La silhouette falote de la petite fée
Schwanthaler se dressait devant lui, prête à partir pour une
contredanse. Vraiment, il avait bien envie de danser ! Alors,
ne sachant comment se débarrasser de l’enragé petit bout de femme,
il lui offrit le bras, lui montra fort galamment son cachot,
l’anneau où se rivait la chaîne du captif, la trace appuyée de ses
pas sur les dalles autour du même pilier ; et jamais,
l’entendre parler avec tant d’aisance, la bonne dame ne se serait
doutée que celui qui la promenait était aussi prisonnier d’État,
une victime de l’injustice et de la méchanceté des hommes.
Terrible, par exemple, fut le départ, quand l’infortuné Bonnivard,
ayant reconduit sa danseuse jusqu’à la porte, prit congé avec un
sourire d’homme du monde : « Non, merci, vé… Je
reste encore un petit moment. »
Là-dessus il salua, et le geôlier, qui le
guettait, ferma et verrouilla la porte à la stupéfaction de
tous.
Quel affront ! Il en suait d’angoisse, le
malheureux, en écoutant les exclamations des touristes qui
s’éloignaient. Par bonheur, ce supplice ne se renouvela plus de la
journée. Pas de visiteurs à cause du mauvais temps. Un vent
terrible sous les vieux ais, des plaintes montant des oubliettes
comme des victimes mal enterrées, et le clapotis du lac, criblé de
pluie, battant les murailles au ras des soupiraux d’où les
éclaboussures jaillissaient jusque sur le captif.
Par intervalles, la cloche d’un vapeur, le
claquement de ses roues scandant les réflexions du pauvre Tartarin,
pendant que le soir descendait gris et morne dans le cachot qui
semblait s’agrandir.
Comment s’expliquer cette arrestation, son
emprisonnement dans ce lieu sinistre ? Costecalde, peut-être…
une manœuvre électorale de la dernière heure ?… Ou, encore, la
police russe avertie de ses paroles imprudentes, de sa liaison avec
Sonia, et demandant l’extradition ?
Mais alors, pourquoi arrêter les
délégués ?… Que pouvait-on reprocher à ces infortunés dont il
se représentait l’effarement, le désespoir, quoiqu’ils ne fussent
pas comme lui dans le cachot de Bonnivard, sous ces voûtes aux
pierres serrées, traversées à l’approche de la nuit d’un passage de
rats énormes, de cancrelats, de silencieuses araignées aux pattes
frôleuses et difformes.
Voyez pourtant ce que peut une bonne
conscience ! Malgré les rats, le froid, les araignées, le
grand Tartarin trouva dans l’horreur de la prison d’État, hantée
d’ombres martyres, le sommeil rude et sonore, bouche ouverte et
poings fermés, qu’il avait dormi entré les cieux et les abîmes dans
la cabane du Club Alpin. Il croyait rêver encore, au matin, en
entendant son geôlier :
« Levez-vous, le préfet du district est
là… Il vient vous interroger… » L’homme ajouta avec un certain
respect : « Pour que le préfet se soit dérangé… Il faut
que vous soyez un fameux scélérat. »
Scélérat ! non, mais on peut le paraître
après une nuit de cachot humide et poussiéreux, sans avoir eu le
temps d’une toilette, même sommaire. Et dans l’ancienne écurie du
château, transformée en gendarmerie, garnie de mousquetons en
râtelier sur le crépissage des murs, quand Tartarin – après un coup
d’œil rassurant à ses alpinistes assis entre les gendarmes –
apparaît devant le préfet du district, il a le sentiment de sa
mauvaise tenue en face de ce magistrat correct et noir, la barbe
soignée, et qui l’interpelle sévèrement :
« Vous vous appelez Manilof, n’est-ce
pas ?… sujet russe… incendiaire à Pétersbourg… réfugié et
assassin en Suisse.
– Mais jamais de la vie… C’est une erreur, une
méprise…
– Taisez-vous, ou je vous bâillonne… »
interrompt le capitaine.
Le préfet correct reprend :
« D’ailleurs, pour couper court à toutes vos dénégations…
Connaissez-vous cette corde ? »
Sa corde, coquin de sort ! Sa corde
tissée de fer, fabriquée en Avignon. Il baisse la tête, à la
stupeur des délégués, et dit :
« Je la connais.
– Avec cette corde, un homme a été pendu dans
le canton d’Unterwald… »
Tartarin frémissant jure qu’il n’y est pour
rien.
« Nous allons bien voir ! » Et
l’on introduit le ténor italien, le policier que les nihilistes
avaient accroché à la branche d’un chêne au Brünig, mais que des
bûcherons ont sauvé miraculeusement.
Le mouchard regarde Tartarin : « Ce
n’est pas lui ! » les délégués : « Ni ceux-là
non plus… On s’est trompé.
Le préfet, furieux, à Tartarin :
« Mais, alors, qu’est-ce que vous faites ici ?
– C’est ce que je me demande,
vé !… » répond le président avec l’aplomb de
l’innocence.
Après une courte explication, les alpinistes
de Tarascon, rendus à la liberté, s’éloignent du château de Chillon
dont nul n’a ressenti plus fort qu’eux la mélancolie oppressante et
romantique. Ils s’arrêtent la pension Müller pour prendre les
bagages, la bannière, payer le déjeuner de la veille qu’ils n’ont
pas eu le temps de manger, puis filent vers Genève par le train. Il
pleut. À travers les vitres ruisselantes se lisent des noms de
stations d’aristocratique villégiature, Clarens, Vevey,
Lausanne ; les chalets rouges, les jardinets d’arbustes rares
passent sous un voile humide où s’égouttent les branches, les
clochetons des toits, les terrasses des hôtels.
Installés dans un petit coin du long wagon
suisse, deux banquettes se faisant face, les alpinistes ont la mine
défaite et déconfite.
Bravida, très aigre, se plaint de douleurs et,
tout le temps, demande à Tartarin avec une ironie féroce :
« Eh bé ! vous l’avez vu, le cachot de
Bonnivard… Vous vouliez tant le voir… Je crois que vous l’avez vu,
qué ? » Excourbaniès, aphone, pour la première
fois, regarde piteusement le lac qui les escorte aux
portières : « En voilà de l’eau, Boudiou !…
après ça, je ne prends plus de bain de ma vie… »
Abruti d’une épouvante qui dure encore,
Pascalon, la bannière entre ses jambes, se dissimule derrière,
regardant à droite et à gauche comme un lièvre, crainte qu’on le
rattrape… Et Tartarin ?… Oh ! lui, toujours digne et
calme, il se délecte en lisant des journaux du Midi, un paquet de
journaux expédiée à la pension Müller et qui, tous, reproduisent
d’après le Forum le récit de son ascension, celui qu’il a dicté,
mais agrandi, enjolivé d’éloges mirifiques. Tout à coup le héros
pousse un cri, un cri formidable qui roule jusqu’au bout du wagon.
Tous les voyageurs se sont dressés ; on croit à un
tamponnement. Simplement un entrefilet du Forum que Tartarin lit
ses alpinistes… « Écoutez ça : Le bruit court que le
V. P. C. A. Costecalde, à peine remis de la jaunisse qui l’alitait
depuis quelques jours, va partir pour l’ascension du Mont-Blanc
monter encore plus haut que Tartarin… Ah ! le bandit… il
veut tuer l’effet de ma Jungfrau… Eh bien ! attends un peu, je
vais te la souffler, ta montagne… Chamonix est à quelques heures de
Genève, je ferai le Mont-Blanc avant lui ! En êtes-vous, mes
enfants ? »
Bravida proteste. Outre ! il en
a assez, des aventures. « Assez et plus qu’assez… » hurle
Excourbaniès tout bas, de sa voix morte.
« Et toi, Pascalon ?… » demande
doucement Tartarin.
L’élève bêle sans oser lever les
yeux :
« Maî-aî-aître… » Celui-là aussi le
reniait.
« C’est bien, dit le héros solennel et
fâché, je partirai seul, j’aurai tout l’honneur…
Zou ! rendez-moi la bannière… »
XII
L’HÔTEL BALTET À CHAMONIX. – ÇA SENT L’AIL ! – DE
L’EMPLOI DE LA CORDE DANS LES COURSES ALPESTRES. – SHAKE
HANDS ! – UN ÉLÈVE DE SCHOPENHAUER.
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