– À LA HALTE DES GRANDS-MULETS. – « TARTARIN, IL FAUT QUE JE VOUS PARLE…

 

Le clocher de Chamonix sonnait neuf heures dans un soir frissonnant de bise et de pluie froides ; toutes les rues noires les maisons éteintes, sauf de place en place la façade et les cours des hôtels où le gaz veillait, faisant les alentours encore plus sombres dans le vague reflet de la neige des montagnes, d’un blanc de planète sur la nuit du ciel.

À l’hôtel Baltet, un des meilleurs et des plus fréquentés du village alpin, les nombreux voyageurs et pensionnaires ayant disparu peu a peu, harassés des excursions du jour, il ne restait au grand salon qu’un pasteur anglais jouant aux dames silencieusement avec son épouse, tandis que ses innombrables demoiselles en tabliers écrus bavettes s’activaient à copier des convocations au prochain service évangélique, et qu’assis devant la cheminée où brûlait un bon feu de bûches, un jeune Suédois, creusé, décoloré, regardait la flamme d’un air morne, en buvant des grogs au kirsch et à l’eau de seltz. De temps en temps un touriste attardé traversait le salon, guêtres trempées, caoutchouc ruisselant, allait à un grand baromètre pendu sur la muraille, le tapotait, interrogeait le mercure pour le temps du lendemain et s’allait coucher consterné. Pas un mot, pas d’autres manifestations de vie que le pétillement du feu, le grésil aux vitres et le roulement colère de l’Arve sous les arches de son pont de bois, à quelques mètres de l’hôtel.

Tout à coup le salon s’ouvrit, un portier galonné d’argent entra chargé de valises, de couvertures, avec quatre alpinistes grelottants, saisis par le subit passage de la nuit et du froid à la chaude lumière.

« Bondiou ! Quel temps…

– À manger, zou !

– Bassinez les lits, qué ! »

Ils parlaient tous ensemble du fond de leur cache-nez, passe-montagne, casquettes à oreilles, et l’on ne savait auquel entendre, quand un petit gros qu’ils appelaient le présidain leur imposa silence en criant plus fort qu’eux.

« D’abord le livre des étrangers ! » commanda-t-il ; et le feuilletant d’une main gourde, il lisait à haute voix les noms des voyageurs qui, depuis huit jours, avaient traversé l’hôtel : « Docteur Schwanthaler et madame… Encore !… Astier-Réhu, de l’Académie française… » Il en déchiffra deux ou trois pages, pâlissant quand il croyait voir un nom ressemblant à celui qu’il cherchait ; puis, à la fin, le livre jeté sur la table avec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade gamine, extraordinaire pour son corps replet :

« Il n’y est pas, vé ! il n’est pas venu… C’est bien ici pas moins qu’il devait descendre. Enfoncé Costecalde… lagadigadeou !…vite à la soupe, mes enfants !… »

Et le bon Tartarin, ayant salué les dames, marcha vers la salle à manger, suivi de la délégation affamée et tumultueuse.

Eh oui ! la délégation, tous, Bravida lui-même… Est-ce que c’était possible, allons !… Qu’aurait-on dit, là-bas, en les voyant revenir sans Tartarin ? Chacun d’eux le sentait bien. Et au moment de se séparer, en gare de Genève, le buffet fut témoin d’une scène pathétique, pleurs, embrassades, adieux déchirants à la bannière, l’issue desquels adieux tout le monde s’empilait dans le landau que le P. C. A. venait de fréter pour Chamonix. Superbe route qu’ils firent les yeux fermés, pelotonnés dans leurs couvertures, remplissant la voiture de ronflements sonores, sans se préoccuper du merveilleux paysage qui, depuis Sallanches, se déroulait sous la pluie : gouffres, forêts, cascades écumantes, et, selon les mouvements de la vallée, tour à tour visible ou fuyante, la cime du Mont-Blanc au-dessus des nuées. Fatigués de ce genre de beautés naturelles, nos Tarasconnais ne songeaient qu’à réparer la mauvaise nuit passée sous les verrous de Chillon. Et, maintenant encore, au bout de la longue salle à manger déserte de l’hôtel Baltet, pendant qu’on leur servait un potage réchauffé et les reliefs de la table d’hôte, ils mangeaient gloutonnement, sans parler, préoccupés surtout d’aller vite au lit.

Subitement, Spiridion Excourbaniès, qui avalait comme un somnambule, sortit de son assiette et, flairant l’air autour de lui : « Outre ! ça sent l’ail !…

– C’est vrai, que ça le sent… » dit Bravida. Et tous, ragaillardis par ce rappel de la patrie, ce fumet des plats nationaux que Tartarin n’avait plus respiré depuis longtemps, ils se retournaient sur leurs chaises avec une anxiété gourmande. Cela venait du fond de la salle, d’une petite pièce où mangeait à part un voyageur, personnage d’importance sans doute, car à tout moment la barrette du chef se montrait au guichet ouvrant sur la cuisine, pour passer à la fille de service des petits plats couverts qu’elle portait dans cette direction.

« Quelqu’un du Midi, bien sûr, » murmura le doux Pascalon ; et le président, devenu blême à l’idée de Costecalde, commanda :

« Allez donc voir, Spiridion…vous nous le saurez à dire… »

Un formidable éclat de rire partit du retrait où le brave gong venait d’entrer, sur l’ordre de son chef, et d’où il ramenait par la main un long diable au grand nez, les yeux farceurs, la serviette au menton, comme le cheval gastronome :

« Vé ! Bompard…

– Te ! l’imposteur…

– Hé ! adieu, Gonzague… Comment te va !

– Différemment, messieurs, je suis bien le vôtre… » dit le courrier serrant toutes les mains et s’asseyant à la table des Tarasconnais pour partager avec eux un plat de cèpes à l’ail préparé par la mère Baltet, laquelle, ainsi que son mari, avait horreur de la cuisine de table d’hôte.

Était-ce le fricot national ou bien la joie de retrouver un pays, ce délicieux Bompard à l’imagination inépuisable ? Immédiatement la fatigue et l’envie de dormir s’envolèrent, on déboucha du Champagne et, la moustache toute barbouillée de mousse, ils riaient, poussaient des cris, gesticulaient, s’étreignaient à la taille, pleins d’effusion.

« Je ne vous quitte plus, vé ! disait Bompard… Mes Péruviens sont partis… Je suis libre…

– Libre !… Alors, demain, vous faites le Mont-Blanc avec moi ?

– Ah ! vous faites le Mont-Blanc demeïn ? répondit Bompard sans enthousiasme.

– Oui, je le souffle à Costecalde… Quand il viendra, uit !… Plus de Mont-Blanc… Vous en êtes, qué, Gonzague ?

– J’en suis… J’en suis… moyennant que le temps le veuille… C’est que la montée n’est pas toujours commode dans cette saison.

– Ah ! vaï ! pas commode… » fit le bon Tartarin frisant ses petits yeux par un rire d’augure que Bompard, du reste, ne parut pas comprendre.

« Passons toujours prendre le café au salon… Nous consulterons le père Baltet. Il s’y connaît, lui, l’ancien guide qui a fait vingt-sept fois l’ascension. »

Les délégués eurent un cri :

« Vingt-sept fois ! Boufre !

– Bompard exagère toujours… » dit le P. C. A, sévèrement avec une pointe d’envie.

Au salon, il trouvèrent la famille du pasteur toujours penchée sur les lettres de convocation, le père et la mère sommeillant devant leur partie de dames, et le long Suédois remuant son grog à l’eau de seltz du même geste découragé. Mais l’invasion des alpinistes tarasconnais, allumés par le champagne, donna, comme on pense, quelques distractions aux jeunes convocatrices. Jamais ces charmantes personnes n’avaient vu prendre le café avec tant de mimiques et de roulements d’yeux.

« Du sucre, Tartarin ?

– Mais non, commandant… Vous savez bien… Depuis l’Afrique !…

– C’est vrai, pardon… Té ! voilà M. Baltet !

– Mettez-vous là, qué, monsieur Baltet.

– Vive M. Baltet !…ah ! ah !… fen dè brut. »

Entouré, pressé par tous ces gens qu’il n’avait jamais vus de sa vie, le père Baltet souriait d’un air tranquille. Robuste Savoyard, haut et large, le dos rond, la marche lente, sa face épaisse et rasée s’égayait de deux yeux finauds encore jeunes, contrastant avec sa calvitie, causée par un coup de froid à l’aube dans les neiges.

« Ces messieurs désirent faire le Mont-Blanc ? » dit-il, jaugeant les Tarasconnais d’un regard à la fois humble et ironique. Tartarin allait répondre, Bompard se jeta devant lui :

« N’est-ce pas que la saison est bien avancée ?

– Mais non, répondit l’ancien guide… Voici un monsieur suédois qui montera demain, et j’attends, à la fin de la semaine, deux messieurs américains pour monter aussi. Il y en a même un qui est aveugle.

– Je sais. Je l’ai rencontré au Guggi.

– Ah ! monsieur est allé au Guggi ?

– Il y a huit jours, en faisant la Jungfrau… »

Il y eut un frémissement parmi les convocatrices évangéliques, toutes les plumes en arrêt, les têtes levées du côté de Tartarin qui, pour ces Anglaises, déterminées grimpeuses, expertes à tous les sports, prenait une autorité considérable. Il était monté à la Jungfrau !

« Une belle étape ! dit le père Baltet considérant le P. C. A. avec étonnement, tandis que Pascalon, intimidé par les dames, rougissant et bégayant, murmurait :

« Maî-aî-tre, racontez-leur donc le… le… chose… la crevasse… »

Le président sourit : « Enfant !… » et, tout de même, il commença le récit de sa chute ; d’abord d’un air détaché, indifférent, puis avec des mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, sur l’abîme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles frémissaient, le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui s’ouvrent en rond.

Dans le silence qui suivit s’éleva la voix de Bompard :

« Au Chimborazo, pour franchir les crevasses, nous ne nous attachions jamais. »

Les délégués se regardèrent. Comme tarasconnade, celui-là les dépassait tous. « Oh ! de ce Bompard, pas moins… » murmura Pascalon avec une admiration ingénue.

Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo au sérieux, protesta contre cet usage de ne pas s’attacher ; selon lui, pas d’ascension possible sur les glaces sans une corde, une bonne corde en chanvre de Manille.

Au moins, si l’un glisse, les autres le retiennent.

« Moyennant que la corde ne casse pas, monsieur Baltet », dit Tartarin rappelant la catastrophe du mont Cervin.

Mais l’hôtelier, pesant les mots :

« Ce n’est pas la corde qui a cassé, au Cervin… C’est le guide d’arrière qui l’a coupée d’un coup de pioche… »

Comme Tartarin s’indignait :

« Faites excuse, monsieur, le guide était dans son droit… Il a compris l’impossibilité de retenir les autres et s’est détaché d’eux pour sauver sa vie, celle de son fils et du voyageur qu’ils accompagnaient… Sans sa détermination, il y aurait eu sept victimes au lieu de quatre. »

Alors, une discussion commença. Tartarin trouvait que s’attacher à la file, c’était comme un engagement d’honneur de vivre ou de mourir ensemble ; et s’exaltant, très monté par la présence des dames, il appuyait son dire sur des faits, des êtres présents. « Ainsi, demain, té, en m’attachant avec Bompard, ce n’est pas une simple précaution que je prendrai, c’est un serment devant Dieu et devant les hommes de n’être qu’un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrer sans lui, coquin de sort !

– J’accepte le serment pour moi comme pour vous, Tartaréïn… » cria Bompard de l’autre côté du guéridon.

Minute émouvante !

Le pasteur, électrisé, se leva et vint infliger au héros une poignée de main en coup de pompe, bien anglaise.