Et, maintenant encore, au bout de la
longue salle à manger déserte de l’hôtel Baltet, pendant qu’on leur
servait un potage réchauffé et les reliefs de la table d’hôte, ils
mangeaient gloutonnement, sans parler, préoccupés surtout d’aller
vite au lit.
Subitement, Spiridion Excourbaniès, qui
avalait comme un somnambule, sortit de son assiette et, flairant
l’air autour de lui : « Outre ! ça sent
l’ail !…
– C’est vrai, que ça le sent… » dit
Bravida. Et tous, ragaillardis par ce rappel de la patrie, ce fumet
des plats nationaux que Tartarin n’avait plus respiré depuis
longtemps, ils se retournaient sur leurs chaises avec une anxiété
gourmande. Cela venait du fond de la salle, d’une petite pièce où
mangeait à part un voyageur, personnage d’importance sans doute,
car à tout moment la barrette du chef se montrait au guichet
ouvrant sur la cuisine, pour passer à la fille de service des
petits plats couverts qu’elle portait dans cette direction.
« Quelqu’un du Midi, bien sûr, »
murmura le doux Pascalon ; et le président, devenu blême à
l’idée de Costecalde, commanda :
« Allez donc voir, Spiridion…vous nous le
saurez à dire… »
Un formidable éclat de rire partit du retrait
où le brave gong venait d’entrer, sur l’ordre de son chef, et d’où
il ramenait par la main un long diable au grand nez, les yeux
farceurs, la serviette au menton, comme le cheval
gastronome :
« Vé ! Bompard…
– Te ! l’imposteur…
– Hé ! adieu, Gonzague… Comment
te va !
– Différemment, messieurs, je suis bien le
vôtre… » dit le courrier serrant toutes les mains et
s’asseyant à la table des Tarasconnais pour partager avec eux un
plat de cèpes à l’ail préparé par la mère Baltet, laquelle, ainsi
que son mari, avait horreur de la cuisine de table d’hôte.
Était-ce le fricot national ou bien la joie de
retrouver un pays, ce délicieux Bompard à l’imagination
inépuisable ? Immédiatement la fatigue et l’envie de dormir
s’envolèrent, on déboucha du Champagne et, la moustache toute
barbouillée de mousse, ils riaient, poussaient des cris,
gesticulaient, s’étreignaient à la taille, pleins d’effusion.
« Je ne vous quitte plus, vé !
disait Bompard… Mes Péruviens sont partis… Je suis libre…
– Libre !… Alors, demain, vous faites le
Mont-Blanc avec moi ?
– Ah ! vous faites le Mont-Blanc
demeïn ? répondit Bompard sans enthousiasme.
– Oui, je le souffle à Costecalde… Quand il
viendra, uit !… Plus de Mont-Blanc… Vous en êtes,
qué, Gonzague ?
– J’en suis… J’en suis… moyennant que le temps
le veuille… C’est que la montée n’est pas toujours commode dans
cette saison.
– Ah ! vaï ! pas
commode… » fit le bon Tartarin frisant ses petits yeux par un
rire d’augure que Bompard, du reste, ne parut pas comprendre.
« Passons toujours prendre le café au
salon… Nous consulterons le père Baltet. Il s’y connaît, lui,
l’ancien guide qui a fait vingt-sept fois l’ascension. »
Les délégués eurent un cri :
« Vingt-sept fois !
Boufre !
– Bompard exagère toujours… »
dit le P. C. A, sévèrement avec une pointe d’envie.
Au salon, il trouvèrent la famille du pasteur
toujours penchée sur les lettres de convocation, le père et la mère
sommeillant devant leur partie de dames, et le long Suédois remuant
son grog à l’eau de seltz du même geste découragé. Mais l’invasion
des alpinistes tarasconnais, allumés par le champagne, donna, comme
on pense, quelques distractions aux jeunes convocatrices. Jamais
ces charmantes personnes n’avaient vu prendre le café avec tant de
mimiques et de roulements d’yeux.
« Du sucre, Tartarin ?
– Mais non, commandant… Vous savez bien…
Depuis l’Afrique !…
– C’est vrai, pardon… Té ! voilà
M. Baltet !
– Mettez-vous là, qué, monsieur
Baltet.
– Vive M. Baltet !…ah !
ah !… fen dè brut. »
Entouré, pressé par tous ces gens qu’il
n’avait jamais vus de sa vie, le père Baltet souriait d’un air
tranquille. Robuste Savoyard, haut et large, le dos rond, la marche
lente, sa face épaisse et rasée s’égayait de deux yeux finauds
encore jeunes, contrastant avec sa calvitie, causée par un coup de
froid à l’aube dans les neiges.
« Ces messieurs désirent faire le
Mont-Blanc ? » dit-il, jaugeant les Tarasconnais d’un
regard à la fois humble et ironique. Tartarin allait répondre,
Bompard se jeta devant lui :
« N’est-ce pas que la saison est bien
avancée ?
– Mais non, répondit l’ancien guide… Voici un
monsieur suédois qui montera demain, et j’attends, à la fin de la
semaine, deux messieurs américains pour monter aussi. Il y en a
même un qui est aveugle.
– Je sais. Je l’ai rencontré au Guggi.
– Ah ! monsieur est allé au
Guggi ?
– Il y a huit jours, en faisant la
Jungfrau… »
Il y eut un frémissement parmi les
convocatrices évangéliques, toutes les plumes en arrêt, les têtes
levées du côté de Tartarin qui, pour ces Anglaises, déterminées
grimpeuses, expertes à tous les sports, prenait une autorité
considérable. Il était monté à la Jungfrau !
« Une belle étape ! dit le père
Baltet considérant le P. C. A. avec étonnement, tandis que
Pascalon, intimidé par les dames, rougissant et bégayant,
murmurait :
« Maî-aî-tre, racontez-leur donc le… le…
chose… la crevasse… »
Le président sourit :
« Enfant !… » et, tout de même, il commença le récit
de sa chute ; d’abord d’un air détaché, indifférent, puis avec
des mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, sur
l’abîme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles frémissaient,
le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui
s’ouvrent en rond.
Dans le silence qui suivit s’éleva la voix de
Bompard :
« Au Chimborazo, pour franchir les
crevasses, nous ne nous attachions jamais. »
Les délégués se regardèrent. Comme
tarasconnade, celui-là les dépassait tous. « Oh ! de
ce Bompard, pas moins… » murmura Pascalon avec une
admiration ingénue.
Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo au
sérieux, protesta contre cet usage de ne pas s’attacher ;
selon lui, pas d’ascension possible sur les glaces sans une corde,
une bonne corde en chanvre de Manille.
Au moins, si l’un glisse, les autres le
retiennent.
« Moyennant que la corde ne casse pas,
monsieur Baltet », dit Tartarin rappelant la catastrophe du
mont Cervin.
Mais l’hôtelier, pesant les mots :
« Ce n’est pas la corde qui a cassé, au
Cervin… C’est le guide d’arrière qui l’a coupée d’un coup de
pioche… »
Comme Tartarin s’indignait :
« Faites excuse, monsieur, le guide était
dans son droit… Il a compris l’impossibilité de retenir les autres
et s’est détaché d’eux pour sauver sa vie, celle de son fils et du
voyageur qu’ils accompagnaient… Sans sa détermination, il y aurait
eu sept victimes au lieu de quatre. »
Alors, une discussion commença. Tartarin
trouvait que s’attacher à la file, c’était comme un engagement
d’honneur de vivre ou de mourir ensemble ; et s’exaltant, très
monté par la présence des dames, il appuyait son dire sur des
faits, des êtres présents. « Ainsi, demain, té, en
m’attachant avec Bompard, ce n’est pas une simple précaution que je
prendrai, c’est un serment devant Dieu et devant les hommes de
n’être qu’un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrer
sans lui, coquin de sort !
– J’accepte le serment pour moi comme pour
vous, Tartaréïn… » cria Bompard de l’autre côté du
guéridon.
Minute émouvante !
Le pasteur, électrisé, se leva et vint
infliger au héros une poignée de main en coup de pompe, bien
anglaise. Sa femme l’imita, puis toutes ses demoiselles, continuant
le shake hands avec une vigueur à faire monter l’eau à un
cinquième étage. Les délégués, je dois le dire, se montraient moins
enthousiastes.
« Eh bé ! moi, dit Bravida,
je suis de l’avis de M. Baltet. Dans ses affaires-là, chacun y
va pour sa peau, pardi ! et je comprends très bien le coup de
piolet…
– Vous m’étonnez, Placide », fit Tartarin
sévèrement. Et tout bas, entre cuir et chair :
« Tenez-vous donc, malheureux ; l’Angleterre nous
regarde… »
Le vieux brave qui, décidément, gardait un
fond d’aigreur depuis l’excursion de Chillon, eut un geste
signifiant : « Je m’en moque un peu, de
l’Angleterre… » et peut-être se fût-il attiré quelque verte
semonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeune
homme aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit son
mauvais français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, que
le guide avait eu raison de trancher la corde : délivrer de
l’existence quatre malheureux encore jeunes, c’est-à-dire condamnés
à vivre un certain temps, les rendre d’un geste au repos, au néant,
quelle action noble et généreuse !
Tartarin se récria :
« Comment, jeune homme ! à votre
âge, parler de la vie avec ce détachement, cette colère… Qu’est-ce
qu’elle vous a donc fait ?
– Rien, elle m’ennuie… » Il étudiait la
philosophie à Christiania, et, gagné aux idées de Schopenhauer, de
Hartmann, trouvait l’existence sombre, inepte, chaotique. Tout près
du suicide, il avait fermé ses livres à la prière de ses parents et
s’était mis à voyager, butant partout contre le même ennui, la
sombre misère du monde. Tartarin et ses amis lui semblaient les
seuls êtres contents de vivre qu’il eût encore rencontrés.
Le bon P. C. A.
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