se mit à rire : « C’est la race qui veut ça, jeune homme. Nous sommes tous les mêmes à Tarascon. Le pays du bon Dieu. Du matin au soir, on rit, on chante, et le reste du temps on danse la farandole… comme ceci… té ! » Il se mit à battre un entrechat avec une grâce, une légèreté de gros hanneton déployant ses ailes.

Mais les délégués n’avaient pas les nerfs d’acier, l’entrain infatigable de leur chef. Excourbaniès grognait : « Le présidain s’emballe… nous sommes là jusqu’à minuit. »

Bravida se levant, furieux : « Allons nous coucher, vé ! Je n’en puis plus de ma sciatique… » Tartarin consentit, songeant à l’ascension du lendemain ; et les Tarasconnais montèrent, le bougeoir en main, le large escalier de granit conduisant aux chambres, tandis que le père Baltet allait s’occuper des provisions, retenir des mulets et des guides.

« Té ! il neige… »

Ce fut le premier mot du bon Tartarin à son réveil en voyant les vitres couvertes de givre et la chambre inondée d’un reflet blanc ; mais lorsqu’il accrocha son petit miroir à barbe à l’espagnolette, il comprit son erreur et que le Mont-Blanc, étincelant en face de lui sous un soleil splendide, faisait toute cette clarté. Il ouvrit sa fenêtre à la brise du glacier, piquante et réconfortante, qui lui apportait toutes les sonnailles en marche des troupeaux derrière les longs mugissements de trompe des bergers. Quelque chose de fort, de pastoral, remplissait l’atmosphère, qu’il n’avait pas respiré en Suisse.

En bas, un rassemblement de guides, de porteurs, l’attendait ; le Suédois déjà hissé sur sa bête, et, mêlée aux curieux qui formaient le cercle, la famille du pasteur, toutes ces alertes demoiselles coiffées en matin, venues pour donner encore « shake hands » au héros qui avait hanté leurs rêves.

« Un temps superbe ! dépêchez-vous !… » criait l’hôtelier dont le crâne luisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau se presser, ce n’était pas une mince besogne d’arracher au sommeil les délégués qui devaient l’accompagner jusqu’à la Pierre-Pointue, où finit le chemin de mulet. Ni prières ni raisonnements ne purent décider le commandant à sauter du lit ; son bonnet de coton jusqu’aux oreilles, le nez contre le mur, aux objurgations du président il se contentait de répondre par un cynique proverbe tarasconnais : « Qui a bon renom de se lever le matin peut dormir jusqu’à midi… » Quant à Bompard, il répétait tout le temps : « Ah vaï ! le Mont-Blanc !… quelle blague… » et ne se leva que sur l’ordre formel du P. C. A.

Enfin la caravane se mit en route et traversa les petites rues de Chamonix dans un appareil fort imposant : Pascalon sur le mulet de tête, la bannière déployée, et le dernier de la file, grave comme un mandarin parmi les guides et les porteurs groupés des deux côtés de sa mule, le bon Tartarin, plus extraordinairement alpiniste que jamais, avec une paire de lunettes neuves aux verres bombés et fumés et sa fameuse corde fabriquée en Avignon, on sait à quel prix reconquise.

Très regardé, presque autant que la bannière, il jubilait sous son masque important, s’amusait du pittoresque de ces rues du village savoyard si différent du village suisse trop propre, trop vernissé, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces masures à peine sorties de terre où l’étable tient toute la place, côté des grands hôtels somptueux de cinq étages dont les enseignes rutilantes détonnaient comme la casquette galonnée d’un portier, l’habit noir et les escarpins d’un maître d’hôtel au milieu des coiffes savoyardes, des vestes de futaine, des feutres de charbonniers à larges ailes. Sur la place, des landaus dételés, des berlines de voyage à côté de charrettes de fumier ; un troupeau de porcs flânant au soleil devant le bureau de poste d’où sortait un Anglais en chapeau de toile blanche, avec un paquet de lettres et un numéro du Times qu’il lisait en marchant avant d’ouvrir sa correspondance. La cavalcade des Tarasconnais traversait tout cela, accompagnée par le piétinement des mulets, le cri de guerre d’Excourbaniès à qui le soleil rendait l’usage de son gong, le carillon pastoral étagé sur les pentes voisines et le fracas de la rivière en torrent jailli du glacier, toute blanche, étincelante comme si elle charriait du soleil et de la neige.

À la sortie du village, Bompard rapprocha sa mule de celle du président et lui dit, roulant des yeux extraordinaires : « Tartaréïn, il faut que je vous parle…

– Tout à l’heure… » dit le P. C. A. engagé dans une discussion philosophique avec le jeune Suédois, dont il essayait de combattre le noir pessimisme par le merveilleux spectacle qui les entourait, ces pâturages aux grandes zones d’ombre et de lumière, ces forêts d’un vert sombre crêtées de la blancheur des névés éblouissants.

Après deux tentatives pour se rapprocher de Tartarin, Bompard y renonça de force. L’Arve franchie sur un petit pont, la caravane venait de s’engager dans un de ces étroits chemins en lacet au milieu des sapins, où les mulets, un par un, découpent de leurs sabots fantasques toutes les sinuosités des abîmes, et nos Tarasconnais n’avaient pas assez de leur attention pour se maintenir en équilibre l’aide des Allons… doucemain… Outre… dont ils retenaient leurs bêtes.

Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequel Pascalon et Excourbaniès devaient attendre le retour des ascensionnistes, Tartarin, très occupé de commander le déjeuner, de veiller à l’installation des porteurs et des guides, fit encore la sourde oreille aux chuchotements de Bompard.

Mais – chose étrange et qu’on ne remarqua que plus tard – malgré le beau temps, le bon vin, cette atmosphère épurée à deux mille mètres au-dessus de la mer, le déjeuner fut mélancolique. Pendant qu’ils entendaient les guides rire et s’égayer à côté, la table des Tarasconnais restait silencieuse, livrée seulement aux bruits du service, tintements des verres, de la grosse vaisselle et des couverts sur le bois blanc. Était-ce la présence de ce Suédois morose ou l’inquiétude visible de Gonzague, ou encore quelque pressentiment, la bande se mit en marche, triste comme un bataillon sans musique, vers le glacier des Bossons où la véritable ascension commençait.

En posant le pied sur la glace, Tartarin ne put s’empêcher de sourire au souvenir du Guggi et de ses crampons perfectionnés. Quelle différence entre le néophyte qu’il était alors et l’alpiniste de premier ordre qu’il se sentait devenu ! Solide sur ses lourdes bottes que le portier de l’hôtel lui avait ferrées le matin même de quatre gros clous, expert à se servir de son piolet, c’est à peine s’il eut besoin de la main d’un de ses guides, moins pour le soutenir que pour lui montrer le chemin. Les lunettes fumées atténuaient la réverbération du glacier qu’une récente avalanche poudrait de neige fraîche, où des petits lacs d’un vert glauque s’ouvraient ça et là, glissants et traîtres ; et très calme, assuré par expérience qu’il n’y avait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long des crevasses aux parois chatoyantes et lisses, s’approfondissant à l’infini, passait au milieu des séracs avec l’unique préoccupation de tenir pied à l’étudiant suédois, intrépide marcheur, dont les longues guêtres boucles d’argent s’allongeaient minces et sèches et de la même détente à côté de son alpenstock qui semblait une troisième jambe. Et leur discussion philosophique continuant en dépit des difficultés de la route, on entendait sur l’espace gelé, sonore comme la largeur d’une rivière, une bonne grosse voix familière et essoufflée : « Vous me connaissez, Otto… »

Bompard, pendant ce temps, subissait mille mésaventures. Fermement convaincu encore le matin que Tartarin n’irait jamais jusqu’au bout de sa vantardise et ne ferait pas plus le Mont-Blanc qu’il n’avait fait la Jungfrau, le malheureux courrier s’était vêtu comme à l’ordinaire, sans clouter ses bottes ni même utiliser sa fameuse invention pour ferrer les pieds des militaires, sans alpenstock non plus, les montagnards du Chimborazo ne s’en servant pas. Seulement armé de la badine qui allait bien avec son chapeau à ganse bleue et son ulster, l’approche du glacier le terrifia, car, malgré toutes ses histoires, on pense bien que « l’imposteur » n’avait jamais fait d’ascension. Il se rassura pourtant en voyant du haut de la moraine avec quelle facilité Tartarin évoluait sur la glace, et se décida à le suivre jusqu’à la halte des Grands-Mulets, où l’on devait passer la nuit. Il n’y arriva point sans peine. Au premier pas, il s’étala sur le dos, la seconde fois en avant sur les mains et sur les genoux. « Non, merci, c’est exprès… » affirmait-il aux guides essayant de le relever… « À l’américaine, vé !… comme au Chimborazo ! » Cette position lui paraissant commode, il la garda, s’avançant à quatre pattes, le chapeau en arrière, l’ulster balayant la glace comme une pelure d’ours gris ; très calme, avec cela, et racontant autour de lui que, dans la Cordillère des Andes, il avait grimpé ainsi une montagne de dix mille mètres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple, et cela avait dû être long à en juger par cette étape des Grands-Mulets où il arriva une heure après Tartarin et tout dégouttant de neige boueuse, les mains gelées sous ses gants de tricot.

À côté de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets est véritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine où flambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suédois en train de sécher leurs bottes, pendant que l’aubergiste, un vieux racorni aux longs cheveux blancs tombant en mèches, étalait devant eux les trésors de son petit musée.

Sinistre, ce musée fait des souvenirs de toutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis plus de quarante ans que le vieux tenait l’auberge ; et, en les retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable… À ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la mémoire d’un savant russe précipité par l’ouragan sur le glacier de la Brenva… Ces maxillaires restaient d’un des guides de la fameuse caravane de onze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige… Sous le jour tombant et le pâle reflet des névés contre les carreaux, l’étalage de ces reliques mortuaires, ces récits monotones avaient quelque chose de poignant, d’autant que le vieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroits pathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile vert d’une dame anglaise roulée par l’avalanche en 1827.

Tartarin avait beau se rassurer par les dates, se convaincre qu’ cette époque la Compagnie n’avait pas organisé les ascensions sans danger, ce vocero savoyard lui serrait le cœur, et il alla respirer un moment sur la porte.

La nuit était venue, engloutissant les fonds. Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que le Mont-Blanc dressait une cime encore rosée, caressée du soleil disparu. Le Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature, quand l’ombre de Bompard se dressa derrière lui.

« C’est vous, Gonzague… vous voyez, je prends le bon de l’air… Il m’embêtait, ce vieux, avec ses histoires…

– Tartaréïn, dit Bompard lui serrant le bras à le broyer… J’espère qu’en voilà assez, et que vous allez vous en tenir là de cette ridicule expédition ? »

Le grand homme arrondit des yeux inquiets :

« Qu’est-ce que vous me chantez ? »

Alors Bompard lui fit un tableau terrible des mille morts qui les menaçaient, les crevasses, les avalanches, coups de vent, tourbillons.

Tartarin l’interrompit.

« Ah ! vaï, farceur ; et la Compagnie !… Le Mont-Blanc n’est donc pas aménagé comme les autres ?

– Aménagé ?… la Compagnie ?… » dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de sa tarasconnade ; et l’autre la lui répétant mot pour mot, la Suisse en Société, l’affermage des montagnes, les crevasses truquées, l’ancien gérant se mit à rire.

« Comment ! vous avez cru… mais c’était une galéjade… Entre gens de Tarascon, pas moins, on sait bien ce que parler veut dire…

– Alors, demanda Tartarin très ému, la Jungfrau n’était pas préparée ?

– Pas plus !

– Et si la corde avait cassé ?…

– Ah ! mon pauvre ami… »

Le héros ferma les yeux, pâle d’une épouvante rétrospective et, pendant une minute, il hésita… Ce paysage en cataclysme polaire, froid, assombri, accidenté de gouffres… ces lamentations du vieil aubergiste encore pleurantes à ses oreilles… « Outre ! que vous me feriez dire… » Puis, tout à coup, il pensa aux gensses, de Tarascon, à la bannière qu’il ferait flotter là-haut, il se dit qu’avec de bons guides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard…

Il avait fait la Jungfrau… pourquoi ne tenterait-il pas le Mont-Blanc ?

Et, posant sa large main sur l’épaule de son ami, il commença d’une voix virile : « Écoutez, Gonzague… »

XIII

 

LA CATASTROPHE.

 

Par une nuit noire, noire, sans lune, sans étoile, sans ciel, sur la blancheur tremblotante d’une immense pente de neige, lentement se déroule une longue corde où des ombres craintives et toutes petites sont attachées à la file, précédées, à cent mètres, d’une lanterne en tache rouge presque au ras du sol. Des coups de piolet sonnant dans la neige dure, le roulement des glaçons détachés dérangent seuls le silence du névé où s’amortissent les pas de la caravane ; puis de minute en minute un cri, une plainte étouffée, la chute d’un corps sur la glace et, tout de suite, une grosse voix qui répond du bout de la corde : « Allez doucement de tomber, Gonzague. » Car le pauvre Bompard s’est décidé à suivre son ami Tartarin jusqu’au sommet du Mont-Blanc.

Depuis deux heures du matin – il en est quatre à la montre à répétition du président – le malheureux courrier s’avance à tâtons, vrai forçat la chaîne, traîné, poussé, vacillant et bronchant, contraint de retenir les exclamations diverses que lui arrache sa mésaventure, l’avalanche guettant de tous côtés et le moindre ébranlement, une vibration un peu forte de l’air cristallin, pouvant déterminer des tombées de neige ou de glace. Souffrir en silence, quel supplice pour un homme de Tarascon !

Mais la caravane a fait halte, Tartarin s’informe, on entend une discussion à voix basse, des chuchotements animés : « C’est votre compagnon qui ne veut plus avancer… » répond le Suédois. L’ordre de marche est rompu, le chapelet humain se détend, revient sur lui-même, et les voilà tous au bord d’une énorme crevasse, ce que les montagnards appellent une « roture ». On a franchi les précédentes l’aide d’une échelle mise en travers et qu’on passe sur les genoux ; ici, la crevasse est beaucoup trop large et l’autre bord se dresse en hauteur de quatre-vingts à cent pieds. Il s’agit de descendre au fond du trou qui se rétrécit, à l’aide de marches creusées au piolet, et de remonter pareillement.