On trouva seulement au
Dôme du Goûter un bout de corde resté dans une anfractuosité de
glace. Mais cette corde, chose singulière, était coupée aux deux
bouts comme avec un instrument tranchant ; les journaux de
Chambéry en donnèrent un fac-similé. Enfin, après huit jours de
courses, de consciencieuses recherches, quand on eut la conviction
que le pauvre présidain était introuvable, perdu sans
retour, les délégués désespérés prirent le chemin de Tarascon,
ramenant Bompard dont le cerveau ébranlé gardait la trace d’une
terrible secousse.
« Ne me parlez pas de ça, répondait-il
quand il était question du sinistre, ne m’en parlez
jamais ! »
Décidément le Mont-Blanc comptait une victime
de plus, et quelle victime !
XIV
ÉPILOGUE.
D’endroit plus impressionnable que Tarascon,
il ne s’en est jamais vu sous le soleil d’aucun pays. Parfois, en
plein dimanche de fête, toute la ville dehors, les tambourins en
rumeur, le Cours grouillant et tumultueux, émaillé de jupes vertes,
rouges, de fichus arlésiens, et, sur de grandes affiches
multicolores, l’annonce des luttes pour hommes et demi-hommes, des
courses de taureaux camarguais, il suffit d’un farceur
criant : « Au chien fou !… » ou bien :
« Un bœuf échappé !… » et l’on court, on se
bouscule, on s’effare, les portes se ferment de tous leurs verrous,
les persiennes claquent comme par un orage, et voilà Tarascon
désert, muet, sans un chat, sans un bruit, les cigales elles-mêmes
blotties et attentives.
C’était l’aspect de ce matin-là qui n’était
pourtant ni fête ni dimanche : les boutiques closes, les
maisons mortes, places et placettes comme agrandies par le silence
et la solitude. « Vasta silentio », dit Tacite décrivant
Rome aux funérailles de Germanicus, et la citation de sa Rome en
deuil s’appliquait d’autant mieux à Tarascon qu’un service funèbre
pour l’âme de Tartarin se disait en ce moment la métropole où la
population en masse pleurait son héros, son dieu, son invincible à
doubles muscles resté dans les glaciers du Mont-Blanc.
Or, pendant que le glas égrenait ses lourdes
notes sur les rues désertes, Mlle Tournatoire, la sœur du médecin,
que son mauvais état de santé retenait toujours à la maison,
morfondue dans son grand fauteuil contre la vitre, regardait dehors
en écoutant les cloches.
La maison des Tournatoire se trouve sur le
chemin d’Avignon, presque en face celle de Tartarin, et la vue de
ce logis illustre dont le locataire ne devait plus revenir, la
grille pour toujours fermée du jardin, tout, jusqu’aux boîtes à
cirage des petits savoyards alignées près de la porte, gonflait le
cœur de la pauvre demoiselle infirme qu’une passion secrète
dévorait depuis plus de trente ans pour le héros tarasconnais. Ô
mystères d’un cœur de vieille fille ! C’était sa joie de le
guetter passer à des heures régulières, de se dire : « Où
va-t-il ?… » de surveiller les modifications de sa
toilette, qu’il s’habillât en alpiniste ou revêtit sa jaquette
vert-serpent.
Maintenant, elle ne le verrait plus ; et
cette consolation même lui manquait d’aller prier pour lui avec
toutes les dames de la ville.
Soudain la longue tête de cheval blanc de Mlle
Tournatoire se colora légèrement ; ses yeux déteints, bordés
de rose, se dilatèrent d’une manière considérable pendant que sa
maigre main aux rides saillantes esquissait un grand signe de
croix… Lui, c’était lui longeant les murs de l’autre côté de la
chaussée… D’abord elle crut à une apparition hallucinante… Non,
Tartarin lui-même, en chair et en os, seulement pâli, piteux,
loqueteux, longeant les murs comme un pauvre ou comme un voleur.
Mais pour expliquer sa présence furtive Tarascon, il nous faut
retourner sur le Mont-Blanc, au Dôme du Goûter, à cet instant
précis où les deux amis se trouvant chacun sur un côté du Dôme,
Bompard sentit le lien qui les attachait, brusquement se tendre,
comme par la chute d’un corps.
En réalité, la corde s’était prise entre deux
glaçons, et Tartarin, éprouvant la même secousse, crut, lui aussi,
que son compagnon roulait, l’entraînait. Alors, à cette minute
suprême… comment dire cela, mon Dieu !… dans l’angoisse de la
peur, tous deux, oubliant le serment solennel à l’hôtel Baltet,
d’un même mouvement, d’un même geste instinctif, coupèrent la
corde, Bompard avec son couteau, Tartarin d’un coup de
piolet ; puis épouvantés de leur crime, convaincus l’un et
l’autre qu’ils venaient de sacrifier leur ami, ils s’enfuirent dans
des directions opposées.
Quand le spectre de Bompard apparut aux
Grands-Mulets, celui de Tartarin arrivait à la cantine de
l’Avesailles. Comment, par quel miracle, après combien de chutes,
de glissades ? Le Mont-Blanc seul aurait pu le dire, car le
pauvre P. C. A. resta deux jours dans un complet abrutissement,
incapable, de proférer le moindre son. Dès qu’il fut en état, on le
descendit à Courmayeur, qui est le Chamonix italien. À l’hôtel où
il s’installa pour achever de se remettre, il n’était bruit que
d’une épouvantable catastrophe arrivée au Mont-Blanc, tout à fait
le pendant de l’accident du Cervin : encore un alpiniste
englouti par la rupture de la corde.
Dans sa conviction qu’il s’agissait de
Bompard, Tartarin, rongé de remords, n’osait plus rejoindre la
délégation ni retourner au pays.
D’avance il voyait sur toutes les lèvres, dans
tous les yeux : « Caïn, qu’as-tu fait de ton
frère ?… » Pourtant le manque d’argent, la fin de son
linge, les frimas de septembre qui arrivaient et vidaient les
hôtelleries, l’obligèrent à se mettre en route. Après tout,
personne ne l’avait vu commettre son crime ? Rien ne
l’empêcherait d’inventer n’importe quelle histoire ; et, les
distractions du voyage aidant, il commençait à se remettre. Mais
aux approches de Tarascon, quand il vit s’iriser sous le ciel bleu
la fine découpure des Alpines, tout le ressaisit, honte, remords,
crainte de la justice ; et pour éviter l’éclat d’une arrivée
en pleine gare, il descendit à la dernière station avant la
ville.
Ah ! sur cette belle route tarasconnaise,
toute blanche et craquante de poussière, sans autre ombrage que les
poteaux et les fils télégraphiques, sur cette voie triomphale où,
tant de fois, il avait passé à la tête de ses alpinistes ou de ses
chasseurs de casquettes, qui l’aurait reconnu, lui, le vaillant, le
pimpant, sous ses hardes déchirées et malpropres, avec cet œil
méfiant du routier guettant les gendarmes ? L’air brûlait
malgré qu’on fût au déclin de la saison ; et la pastèque qu’il
acheta à un maraîcher lui parut délicieuse à manger dans l’ombre
courte du charreton, pendant que le paysan exhalait sa fureur
contre les ménagères de Tarascon, toutes absentes du marché, ce
matin-là, rapport à une messe noire qu’on chantait pour quelqu’un
de la ville perdu au fond d’un trou, là-bas dans les montagnes…
Té ! les cloches qui sonnent… Elles s’entendent
d’ici…
Plus de doute ; c’est pour Bompard que
tombait ce lugubre carillon de mort secoué par un vent tiède sur la
campagne solitaire ! Quel accompagnement à la rentrée du grand
homme dans sa patrie !
Une minute, quand, la porte du petit jardin
brusquement ouverte et refermée, Tartarin se retrouva chez lui,
qu’il vit les étroites allées bordées de buis ratissées et
proprettes, le bassin, le jet d’eau, les poissons rouges s’agitant
au craquement du sable sous ses pas, et le baobab géant dans son
pot à réséda, un bien-être attendri la chaleur de son gîte de lapin
de choux l’enveloppa comme une sécurité après tant de dangers et
d’aventures. Mais les cloches, les maudites cloches redoublèrent,
la tombée des grosses notes noires lui écrasa de nouveau le cœur.
Elles lui disaient sur le mode funèbre : « Caïn, qu’as-tu
fait de ton frère ? Tartarin, qu’est devenu
Bompard ? » Alors, sans le courage d’un mouvement, il
s’assit sur la margelle brûlante du petit bassin et resta là,
anéanti, effondré, au grand émoi des poissons rouges.
Les cloches ne sonnent plus. Le porche de la
métropole, bruyant tout à l’heure, est rendu au marmottement de la
pauvresse assise à gauche et à l’immobilité de ses saints de
pierre. La cérémonie religieuse terminée, tout Tarascon s’est porté
au Club des Alpines où, dans une séance solennelle, Bompard doit
faire le récit de la catastrophe, détailler les derniers moments du
P. C. A. En dehors des membres, quelques privilégiés, armée,
clergé, noblesse, haut commerce, ont pris place dans la salle des
conférences dont les fenêtres, larges ouvertes, permettent à la
fanfare de la ville, installée en bas, sur le perron, de mêler
quelques accords héroïques ou plaintifs aux discours de ces
messieurs. Une foule énorme se presse autour des musiciens, se
hisse sur ses pointes, les cous tendus, essayant d’attraper
quelques bribes de la séance, mais les fenêtres sont trop élevées
et l’on n’aurait aucune idée de ce qui se passe, sans deux ou trois
petits drôles branchés dans un gros platane, et jetant de là des
renseignements comme on jette des noyaux de cerises du haut de
l’arbre.
« Vé, Costecalde, qui se force
pour pleurer. Ah ! le gueusard, c’est lui qui tient le
fauteuil à présent… Et le pauvre Bézuquet, comme il se
mouche ! comme il a les yeux rouges ! Té !
l’on a mis un crêpe la bannière… Et Bompard qui vient vers la table
avec les trois délégués… Il met quelque chose sur le bureau… Il
parle présent… Ça doit être bien beau. Les voilà qui tombent tous
des larmes… »
En effet, l’attendrissement devenait général à
mesure que Bompard avançait dans son récit fantastique. Ah !
la mémoire lui était revenue, l’imagination aussi. Après s’être
montrés, lui et son illustre compagnon, à la cime du Mont-Blanc,
sans guides, car tous s’étaient refusés à les suivre, effrayés par
le mauvais temps, – seuls avec la bannière déployée pendant cinq
minutes sur le plus haut pic de l’Europe, il racontait maintenant,
et avec quelle émotion, la descente périlleuse et la chute,
Tartarin roulant au fond d’une crevasse, et lui, Bompard,
s’attachant pour explorer le gouffre dans toute sa longueur, d’une
corde de deux cents pieds.
« Plus de vingt fois, messieurs, que
dis-je, plus de nonante fois, j’ai sondé cet abîme de glace sans
pouvoir arriver jusqu’à notre malheureux présidain dont
cependant je constatais le passage par ces quelques débris laissés
aux anfractuosités de la glace… »
En parlant, il étalait sur le tapis de la
table un fragment de maxillaire, quelques poils de barbe, un
morceau de gilet, une boucle de bretelle ; on eût dit
l’ossuaire des Grands-Mulets.
Devant cette exhibition, les douloureux
transports de l’assemblée ne se maîtrisaient plus ; même les
cœurs les plus durs, les partisans de Costecalde et les personnages
les plus graves, Cambalalette le notaire, le docteur Tournatoire,
tombaient effectivement des larmes grosses comme des bouchons de
carafe. Les dames invitées poussaient des cris déchirants que
dominaient les beuglements sanglotés d’Excourbaniès, les bêlements
de Pascalon, pendant que la marche funèbre de la fanfare
accompagnait d’une basse lente et lugubre.
Alors, quand il vit l’émotion, l’énervement à
son comble, Bompard termina son récit avec un grand geste de pitié
vers les débris en bocaux comme des pièces à conviction :
« Et voilà, messieurs et chers concitoyens, tout ce que j’ai
pu retrouver de notre illustre et bien-aimé président… Le reste,
dans quarante ans, le glacier nous le rendra. »
Il allait expliquer, pour les personnes
ignorantes, la récente découverte faite sur la marche régulière des
glaciers : mais le grincement de la petite porte du fond
l’interrompit, quelqu’un entrait. Tartarin, plus pâle qu’une
apparition de Home, juste en face de l’orateur.
« Vé ! Tartarin !…
– Té !
Gonzague !… »
Et cette race est si singulière, si facile aux
histoires invraisemblables, aux mensonges audacieux et vite
réfutés, que l’arrivée du grand homme dont les fragments gisaient
encore sur le bureau, ne causa dans la salle qu’un médiocre
étonnement.
« C’est un malentendu,
allons, » dit Tartarin soulagé, rayonnant, la main
sur l’épaule de l’homme qu’il croyait avoir tué.
« J’ai fait le Mont-Blanc des deux côtés.
Monté d’un versant, descendu de l’autre ; et c’est ce qui a
permis de croire à ma disparition. »
Il n’avouait pas qu’il avait fait le second
versant sur le dos.
« Sacré Bompard ! dit Bézuquet, il
nous a tout de même retournés avec son histoire… » Et l’on
riait, on se serrait les mains pendant qu’au dehors la fanfare,
qu’on essayait en vain de faire taire, s’acharnait à la marche
funèbre de Tartarin.
« Vé Costecalde, comme il est
jaune !… » murmurait Pascalon à Bravida en lui montrant
l’armurier qui se levait pour céder le fauteuil l’ancien président
dont la bonne face rayonnait. Bravida, toujours sentencieux, dit
tout bas en regardant Costecalde déchu, rendu à son rang
subalterne : « La fortune de l’abbé Mandaire, de curé il
devint vicaire.
Et la séance continua.
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