Les marmottes se sont réveillées,
héroïques, et Tartarin ne peut obtenir un conducteur pour le
ramener avec Bompard aux Grands-Mulets.
D’ailleurs, la direction est simple :
trois heures de marche en comptant un écart de vingt minutes pour
tourner la grande roture si elle les effraie à passer tout
seuls.
« Outre, oui, qu’elle nous
effraie !… » fait Bompard sans pudeur aucune, et les deux
caravanes se séparent.
À présent, les Tarasconnais sont seuls. Ils
avancent avec précaution sur le désert de neige, attachés à la même
corde, Tartarin en avant, tâtant de son piolet gravement, pénétré
de la responsabilité qui lui incombe, y cherchant un réconfort.
« Courage ! du sang-froid !…
Nous nous en tirerons !… » crie-t-il chaque instant à
Bompard. Ainsi l’officier, dans la bataille, chasse la peur qu’il
a, en brandissant son épée et criant à ses hommes :
« En avant, s… n… de D… ! toutes les
balles ne tuent pas ! »
Enfin les voilà au bout de cette horrible
crevasse. D’ici au but, ils n’ont plus d’obstacles bien
graves ; mais le vent souffle, les aveugle de tourbillons
neigeux. La marche devient impossible sous peine de s’égarer.
« Arrêtons-nous un moment, » dit
Tartarin. Un sérac de glace gigantesque leur creuse un abri à sa
base ; ils s’y glissent, étendent la couverture doublée de
caoutchouc du président, et débouchent la gourde de rhum, seule
provision que n’aient pas emportée les guides.
Il s’ensuit alors un peu de chaleur et de
bien-être, tandis que les coups de piolet, toujours plus faibles
sur la hauteur, les avertissent du progrès de l’expédition. Cela
résonne au cœur du P. C. A. comme un regret de n’avoir pas fait le
Mont-Blanc jusqu’aux cimes.
« Qui le saura ? riposte Bompard
cyniquement. Les porteurs ont conservé la bannière ; de
Chamonix on croira que c’est vous.
– Vous avez raison, l’honneur de Tarascon est
sauf… » conclut Tartarin d’un ton convaincu.
Mais les éléments s’acharnent, la bise en
ouragan, la neige par paquets. Les deux amis se taisent, hantés
d’idées sinistres, ils se rappellent l’ossuaire sous la vitrine du
vieil aubergiste, ses récits lamentables, la légende de ce touriste
américain qu’on a retrouvé pétrifié de froid et de faim, tenant
dans sa main crispée un carnet où ses angoisses étaient écrites
jusqu’à la dernière convulsion qui fit glisser le crayon et dévier
la signature.
« Avez-vous un carnet,
Gonzague ? »
Et l’autre, qui comprend sans
explications :
« Ah ! vaï, un carnet… Si
vous croyez que je vais me laisser mourir comme cet Américain…
Vite, allons-nous-en, sortons d’ici.
– Impossible… Au premier pas nous serions
emportés comme une paille, jetés dans quelque abîme.
– Mais alors, il faut appeler, l’auberge n’est
pas loin… »
Et Bompard à genoux, la tête hors du sérac,
dans la pose d’une bête au pâturage et mugissante, hurle :
« Au secours ! au secours ! à moi !
– Aux armes !… » crie à son tour
Tartarin de son creux le plus sonore que la grotte répercute en
tonnerre.
Bompard lui saisit le bras :
« Malheureux, le sérac !… » Positivement tout le
bloc a tremblé ; encore un souffle et cette masse de glaçons
accumulés croulerait sur leur tête. Ils restent figés, immobiles,
enveloppés d’un effrayant silence bientôt traversé d’un roulement
lointain qui se rapproche, grandit, envahit l’horizon, meurt enfin
sous la terre de gouffre en gouffre.
« Les pauvres gens !… » murmure
Tartarin pensant au Suédois et à ses guides, saisis, emportés sans
doute par l’avalanche. Et Bompard hochant la tête :
« Nous ne valons guère mieux qu’eux. » En effet, leur
situation est sinistre, n’osant bouger dans leur grotte de glace ni
se risquer dehors sous les rafales.
Pour achever de leur serrer le cœur, du fond
de la vallée monte un aboiement de chien hurlant à la mort. Tout à
coup Tartarin, les yeux gonflés, les lèvres grelottantes, prend les
mains de son compagnon et le regardant avec douceur :
« Pardonnez-moi, Gonzague, oui, oui,
pardonnez-moi, Je vous ai rudoyé tantôt, je vous ai traité de
menteur…
– Ah ! vaï ! Qu’est-ce que
ça fait ?
– J’en avais le droit moins que personne, car
j’ai beaucoup menti dans ma vie, et, à cette heure suprême,
j’éprouve le besoin de m’ouvrir, de me dégonfler, d’avouer
publiquement mes impostures.
– Des impostures, vous ?
– Écoutez-moi, ami… d’abord je n’ai jamais tué
de lion.
– Ça ne m’étonne pas… » fait Bompard
tranquillement. « Mais est-ce qu’il faut se tourmenter pour si
peu ?… C’est notre soleil qui veut ça, on naît avec le
mensonge… Vé ! moi… Ai-je dit une vérité depuis que
je suis au monde ? Dès que j’ouvre la bouche, mon Midi me
monte comme une attaque. Les gens dont je parle, je ne les connais
pas, les pays, je n’y suis jamais allé, et tout ça fait un tel
tissu d’inventions que je ne m’y débrouille plus moi-même.
– C’est l’imagination, péchère !
soupire Tartarin ; nous sommes des menteurs par
imagination.
– Et ces mensonges-là n’ont jamais fait de mal
à personne, tandis qu’un méchant, un envieux comme Costecalde…
– Ne parlons jamais de ce
misérable ! » interrompt le P. C. A., et pris d’un subit
accès de rage : « Coquin de bon sort ! c’est tout de
même un peu fichant… » Il s’arrête sur un geste terrifié de
Bompard… « Ah ! oui, le sérac… » et baissant le ton,
forcé de chuchoter sa colère, le pauvre Tartarin continue ses
imprécations à voix basse dans une énorme et comique
désarticulation de la bouche : « Un peu fichant de mourir
la fleur de l’âge par la faute d’un scélérat qui, dans ce moment,
prend bien tranquillement sa demi-tasse sur le Tour de
Ville !… »
Mais pendant qu’il fulmine, une éclaircie
s’ouvre peu à peu dans l’air. Il ne neige plus, il ne vente
plus ; et des écarts bleus apparaissent déchirant le gris du
ciel. Vite, en route, et, rattachés tous deux à la corde, Tartarin,
qui a pris la tête comme tout l’heure, se retourne, un doigt sur la
bouche :
« Et vous savez, Gonzague, tout ce que
nous venons de dire reste entre nous.
– Té, pardi… »
Pleins d’ardeur, ils repartent, enfonçant
jusqu’aux genoux dans la neige fraîchement tombée, qui a englouti
sous sa ouate, immaculée les traces de la caravane ; aussi
Tartarin consulte sa boussole toutes les cinq minutes. Mais cette
boussole tarasconnaise, habituée aux chauds climats, est frappée de
congélation depuis son arrivée en Suisse.
L’aiguille joue aux quatre coins, agitée,
hésitante ; et ils marchent devant eux, attendant de voir se
dresser tout à coup les roches noires des Grands-Mulets dans la
blancheur uniforme, silencieuse, en pics, en aiguilles, en
mamelons, qui les entoure, les éblouit, les épouvante aussi, car
elle peut recouvrir de dangereuses crevasses sous leurs pieds.
« Du sang-froid, Gonzague, du
sang-froid !
– C’est justement de ça que je manque, »
répond Bompard lamentablement.
Et il gémit : « Aïe de mon
pied !… aïe de ma jambe !… nous sommes perdus ;
jamais nous n’arriverons… »
Ils marchent depuis deux heures lorsque, vers
le milieu d’une pente de neige très dure à grimper, Bompard s’écrie
effaré :
« Tartaréïn, mais ça
monte !
– Eh ! je le vois parbleu bien, que ça
monte, riposte le P. C. A. en train de perdre sa sérénité.
– Pas moins, à mon idée, ça devrait
descendre.
– Bé oui ! mais que voulez que
j’y fasse ? Allons toujours jusqu’en haut, peut-être que ça
descendra de l’autre côté. »
Cela descendait en effet, et terriblement, par
une succession de névés, de glaciers presque à pic, et tout au bout
de cet étincellement de blancheurs dangereuses une cabane
s’apercevait piquée sur une roche à des profondeurs qui semblaient
inaccessibles. C’était un asile atteindre avant la nuit, puisqu’on
avait perdu la direction des Grands-Mulets, mais au prix de quels
efforts, de quels dangers peut-être !
« Surtout ne me lâchez pas, qué,
Gonzague…
– Ni vous non plus,
Tartaréïn. »
Ils échangèrent ces recommandations sans se
voir, séparés par une arête derrière laquelle Tartarin a disparu,
avançant l’un pour monter, l’autre pour descendre, avec lenteur et
terreur. Ils ne se parlent même plus, concentrant toutes leurs
forces vives, crainte d’un faux pas, d’une glissade. Tout à coup,
comme il n’est plus qu’à un mètre de la crête, Bompard entend un
cri terrible de son compagnon, en même temps qu’il sent la corde se
tendre d’une violente et désordonnée secousse… Il veut résister, se
cramponner pour retenir son compagnon sur l’abîme. Mais la corde
était vieille, sans doute, car elle se rompt brusquement sous
l’effort.
« Outre !
– Boufre ! »
Ces deux cris se croisent, sinistres,
déchirant le silence et la solitude, puis un calme effrayant, un
calme de mort que rien ne trouble plus dans la vastitude des neiges
immaculées.
Vers le soir, un homme ressemblant vaguement à
Bompard, un spectre aux cheveux dressés, boueux, ruisselant,
arrivait à l’auberge des Grands-Mulets où on le frictionnait, le
réchauffait, le couchait avant qu’il eût prononcé d’autres paroles
que celles-ci, entrecoupées de larmes, de poings levés au ciel.
« Tartarin… perdu… cassé la corde… » Enfin on put
comprendre le grand malheur qui venait d’arriver.
Pendant que le vieil aubergiste se lamentait
et ajoutait un nouveau chapitre aux sinistres de la montagne en
attendant que son ossuaire s’enrichît des restes de l’accident, le
Suédois et ses guides, revenus de leur expédition, se mettaient à
la recherche de l’infortuné Tartarin avec des cordes, des échelles,
tout l’attirail d’un sauvetage, hélas ! infructueux. Bompard,
resté comme ahuri, ne pouvait fournir aucun indice précis ni sur le
drame ni sur l’endroit où il avait eu lieu.
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