Un bruit de pas, de
bagages remués traînait sur le pont. Le rivage sortait de la brume,
s’avançait, montrant des pentes d’un vert sombre, des villas
grelottant parmi des massifs inondés, des peupliers en file au bord
de routes boueuses le long desquelles de somptueux hôtels
s’alignaient avec des lettres d’or sur leurs façades, hôtels Meyer,
Müller, du Lac, et des têtes ennuyées apparaissant aux vitres
ruisselantes.
On abordait le ponton de débarquement, des
gens descendaient, montaient, également crottés, trempés et
silencieux. C’était sur le petit port un va-et-vient de parapluies,
d’omnibus vite évanouis.
Puis le grand battement des roues faisait
mousser l’eau sous leurs palettes et le rivage fuyait, rentrait
dans le vague paysage avec les pensions Meyer, Müller, du Lac, dont
les fenêtres, un instant ouvertes, laissaient voir à tous les
étages des mouchoirs agités, des bras tendus qui semblaient
dire : « Grâce, pitié, emmenez-nous… si vous
saviez… ! »
Parfois, le Winkelried croisait au
passage un autre vapeur avec son nom en lettres noires sur le
tambour blanc : Germania…, Guillaume Tell…
C’était le même pont lugubre, les mêmes caoutchoucs miroitants, la
même traversée lamentable, que le vaisseau fantôme allât dans ce
sens-ci ou dans celui-là, les mêmes regards navrés, échangés d’un
bord a l’autre.
Et dire que tous ces gens voyageaient pour
leur plaisir, et qu’ils étaient aussi captifs pour leur plaisir,
les pensionnaires des hôtels du Lac, Meyer et Müller !
Ici, comme au Rigi-Kulm, ce qui suffoquait
surtout Tartarin, ce qui le navrait, le gelait encore plus que la
pluie froide et le ciel sans lumière, c’était de ne pouvoir parler.
En bas, il avait bien retrouvé des figures de connaissance, le
membre du Jockey avec sa nièce (hum ! hum !…),
l’académicien Astier-Réhu et le professeur Schwanthaler, ces deux
implacables ennemis condamnés à vivre côte à côte, pendant un mois,
rivés au même itinéraire d’un voyage circulaire Cook, d’autres
encore ; mais aucun de ces illustres Pruneaux ne voulait
reconnaître le Tarasconnais, que son passe-montagne, ses outils de
fer, ses cordes en sautoir distinguaient cependant, poinçonnaient
d’une façon toute particulière. Tous semblaient honteux du bal de
la veille, de l’entraînement inexplicable où les avait jetés la
fougue de ce gros homme.
Seule, Mme Schwanthaler était venue vers
son danseur, avec sa mine toute rose et riante de petite fée
boulotte, et, prenant sa jupe deux doigts comme pour esquisser un
pas de menuet : « Ballir… dantsir… très choli… »
disait la bonne dame. Était-ce un souvenir qu’elle évoquait, ou la
tentation de tourner encore en mesure ? C’est qu’elle ne le
lâchait pas, et Tartarin, pour échapper à son insistance, remontait
sur le pont, aimant mieux se tremper jusqu’aux os que d’être
ridicule.
Et il en tombait, et le ciel était sale !
Pour achever de l’assombrir, toute une bande de « l’Armée du
Salut » qu’on venait de prendre à Beckenried, une dizaine de
grosses filles à l’air hébété, en robe bleu marine et chapeaux
Greenaway, se groupait sous trois énormes parapluies rouges et
chantait des versets, accompagnés sur l’accordéon par un homme, une
espèce de David-la-Gamme, long, décharné, les yeux fous.
Ces voix aiguës, molles, discordantes comme
des cris de mouettes, roulaient, se traînaient à travers la pluie,
la fumée noire de la machine que le vent rabattait. Jamais Tartarin
n’avait entendu rien de si lamentable.
À Brunnen, la troupe descendit, laissant les
poches des voyageurs gonflées de petites brochures pieuses ;
et presque aussitôt que l’accordéon et les chants de ces pauvres
larves eurent cessé, le ciel se débrouilla, laissa voir quelques
morceaux de bleu.
Maintenant, on entrait dans le lac d’Uri
assombri et resserré entre de hautes montagnes sauvages et, sur la
droite, au pied du Seelisberg, les touristes se montraient le champ
de Grütli, où Melchtal, Fürst et Stauffacher firent le serment de
délivrer leur patrie.
Tartarin, très ému, se découvrit
religieusement sans prendre garde la stupeur environnante, agita
même sa casquette en l’air par trois fois, pour rendre hommage au
mânes des héros. Quelques passagers s’y trompèrent, et, poliment,
lui rendirent son salut.
Enfin la machine poussa un mugissement enroué,
répercuté d’un écho l’autre de l’étroit espace. L’écriteau qu’on
accrochait sur le pont chaque station nouvelle, comme on fait dans
les bals publics pour varier les contredanses, annonça
Tellsplatte.
On arrivait.
La chapelle est située à cinq minutes du
débarcadère, tout au bord du lac, sur la roche même où Guillaume
Tell sauta, pendant la tempête, de la barque de Gessler. Et c’était
pour Tartarin une émotion délicieuse, pendant qu’il suivait le long
du lac les voyageurs du circulaire Cook, de fouler ce sol
historique, de se rappeler, de revivre les principaux épisodes du
grand drame qu’il connaissait comme sa propre histoire.
De tout temps, Guillaume Tell avait été un
type. Quand, à la pharmacie Bézuquet, on jouait aux préférences et
que chacun écrivait sous pli cacheté le poète, l’arbre, l’odeur, le
héros, la femme qu’il préférait un de ces papiers portait
invariablement ceci :
« L’arbre préféré ? – le baobab.
« L’odeur ? – de la poudre.
« L’écrivain ? – Fenimore
Cooper.
« Ce que j’aurais voulu être ? –
Guillaume Tell… »
Et dans la pharmacie, il n’y avait qu’une voix
pour s’écrier : « C’est Tartarin ! »
Pensez s’il était heureux et si le cœur lui
battait d’arriver devant la chapelle commémorative élevée par la
reconnaissance de tout un peuple, il lui semblait que Guillaume
Tell, en personne, allait lui ouvrir la porte, encore trempé de
l’eau du lac, son arbalète et ses flèches à la main.
« On n’entre pas… Je travaille… Ce n’est
pas le jour… » cria de l’intérieur une voix forte doublée par
la sonorité des voûtes.
« Monsieur Astier-Réhu, de l’Académie
Française !…
– Herr Doctor Professor
Schwanthaler !…
– Tartarin de Tarascon !… »
Dans l’ogive au-dessus du portail, le peintre,
grimpé sur un échafaudage, parut presque à mi-corps, en blouse de
travail, la palette à la main.
« Mon famulus descend vous
ouvrir, messieurs, dit-il avec une intonation respectueuse.
– J’en étais sûr, pardi ! pensa Tartarin…
Je n’avais qu’à me nommer. »
Toutefois il eut le bon goût de se ranger et,
modestement, n’entra qu’après tout le monde.
Le peintre, gaillard superbe, la tête
rutilante et dorée d’un artiste de la Renaissance, reçut ses
visiteurs sur l’escalier de bois qui menait à l’étage provisoire
installé pour les peintures du haut de la chapelle. Les fresques
représentant les principaux épisodes de la vie de Guillaume Tell,
étaient terminées, moins une, la scène de la pomme sur la place
d’Altorf. Il y travaillait en ce moment, et son jeune
famoulous, – comme il disait, – les cheveux à l’archange,
les jambes et les pieds nus sous son sarrau moyen âge, lui posait
l’enfant de Guillaume Tell.
Tous ces personnages archaïques, rouges,
verts, jaunes, bleus, empilés plus hauts que nature dans d’étroites
rues, sous des poternes du temps, et faits pour être vus à
distance, impressionnaient les spectateurs un peu tristement, mais
on était là pour admirer et l’on admira. D’ailleurs, personne n’y
connaissait rien.
« Je trouve cela d’un grand
caractère ! » dit le pontifiant Astier-Réhu, son sac de
nuit à la main.
Et Schwanthaler, un pliant sous le bras, ne
voulant pas être en reste, cita deux vers de Schiller, dont la
moitié resta dans sa barbe de fleuve. Puis les dames s’exclamèrent
et, pendant un moment, on n’entendit que des :
« Schön !… oh !
schön…
– Yes… lovely…
– Exquis, délicieux… »
On se serait cru chez le pâtisser.
Brusquement une voix éclata, déchira d’une
sonnerie de trompette le silence recueilli :
« Mal épaulé, je vous dis… Cette arbalète
n’est pas en place… »
On se figure la stupeur du peintre en face de
l’exorbitant alpiniste qui, le pic en main, le piolet sur l’épaule,
risquant d’assommer quelqu’un à chacune de ses voltes nombreuses,
lui démontrait par A + B que le mouvement de son Guillaume Tell
n’était pas juste.
« Et je m’y connais, au mouains…
Je vous prie de le croire…
– Vous êtes ?
– Comment ! qui je suis ?… »
fit le Tarasconnais tout à fait vexé. Ce n’était donc pas devant
lui que la porte avait cédé ; et redressant sa taille :
« Allez demander mon nom aux panthères du Zaccar, aux lions de
l’Atlas, ils vous répondront peut-être. »
Il y eut une reculade, un effarement
général.
« Mais, enfin, demanda le peintre, en
quoi mon mouvement n’est-il pas juste ?
– Regardez-moi, té ! »
Tombant en arrêt d’un double coup de talon qui
fit fumer les planches, Tartarin, épaulant son piolet en arbalète,
se campa.
« Superbe ! Il a raison… Ne bougez
plus… »
Puis au famulus : « Vite, un carton,
du fusain. »
Le fait est que le Tarasconnais était à
peindre, trapu, le dos rond, la tête inclinée dans le
passe-montagne en mentonnière de casque et son petit œil flamboyant
qui visait le famulus épouvanté.
Imagination, ô magie ! Il se croyait sur
la place d’Altorf, en face de son enfant, lui qui n’en avait jamais
eu ; une flèche dans le goulot de son arbalète, une autre à sa
ceinture pour percer le cœur du tyran.
Et sa conviction devenait si forte qu’elle se
communiquait autour de lui.
« C’est Guillaume Tell !… »
disait le peintre, accroupi sur un escabeau, poussant son croquis
d’une main fiévreuse :
« Ah ! monsieur, que ne vous ai-je
connu plus tôt ! vous m’auriez servi de modèle…
– Vraiment ! vous trouvez quelque
ressemblance ?… » fit Tartarin flatté, sans déranger la
pose.
Oui, c’est bien ainsi que l’artiste se
représentait son héros.
« La tête aussi ?
– Oh ! la tête peu importe… »
Le peintre s’écartait, regardait son
croquis : « Un masque viril, énergique, c’est tout ce
qu’il faut, puisqu’on ne sait rien de Guillaume Tell et que
probablement il n’a jamais existé. »
De stupeur, Tartarin laissa tomber son
arbalète.
« Outre !…[3] Jamais
existé !… Que me dites-vous là ?
– Demandez à ces messieurs… »
Astier-Réhu solennel, ses trois mentons sur sa
cravate blanche :
« C’est une légende danoise.
– Isländische… ? affirma Schwanthaler non
moins majestueux.
– Saxo Grammaticus raconte qu’un vaillant
archer appelé Tobe ou Paltanoke…
– Es ist in der Vilkinasaga
geschrieben…
Ensemble :
– fut condamné par le roi de Danemark, Harold
aux dents bleues… » | dass der Isländische König
Necding… »
L’œil fixe, le bras tendu, sans se regarder ni
se comprendre ils parlaient à la fois, comme en chaire, de ce ton
doctoral, despotique, du professeur sûr de n’être jamais contesté,
ils s’échauffaient, criant des noms, des dates : Justinger de
Berne ! Jean de Winterthur !…
Et peu à peu, la discussion devint générale,
agitée, furieuse, parmi les visiteurs. On brandissait des pliants,
des parapluies, des valises, et le malheureux artiste allait de
l’un à l’autre prêchant la concorde, tremblant pour la solidité de
son échafaudage. Quand la tempête fut apaisée, il voulut reprendre
son croquis et chercher le mystérieux alpiniste, celui dont les
panthères du Zaccar et les lions de l’Atlas seuls auraient pu dire
le nom ; l’Alpiniste avait disparu.
Il grimpait maintenant à grands pas furieux un
petit chemin à travers des bouleaux et des hêtres vers l’hôtel de
la Tellsplatte où le courrier des Péruviens devait passer la nuit,
et, sous le coup de sa déception, parlait tout haut, enfonçait
rageusement son alpenstock dans la sente détrempée.
Jamais existé, Guillaume Tell ! Guillaume
Tell, une légende ! Et c’est le peintre chargé de décorer la
Tellsplatte qui lui disait cela tranquillement. Il lui en voulait
comme d’un sacrilège, il en voulait aux savants, à ce siècle nieur,
démolisseur, impie, qui ne respecte rien, ni gloire ni grandeur,
coquin de sort !
Ainsi, dans deux cents, trois cents ans,
lorsqu’on parlerait de Tartarin il se trouverait des Astier-Réhu,
des Schwanthaler pour soutenir que Tartarin n’avait jamais existé,
une légende provençale ou barbaresque ! Il s’arrêta suffoqué
par l’indignation et la raide montée, s’assit sur un banc
rustique.
On voyait de là le lac entre les branches, les
murs blancs de la chapelle comme un mausolée neuf. Un mugissement
de vapeur, avec le clapotis de l’abordage, annonçait encore
l’arrivée de nouveaux visiteurs. Ils se groupaient au bord de l’eau
le Guide en main, s’avançaient avec des gestes recueillis, des bras
tendus qui racontaient la légende. Et tout à coup, par un brusque
revirement d’idées, le comique de la chose lui apparut.
Il se représentait toute la Suisse historique
vivant sur ce héros imaginaire, élevant des statues, des chapelles
en son honneur sur les placettes des petites villes et dans les
musées des grandes, organisant des fêtes patriotiques où l’on
accourait, bannières en tête, de tous les cantons ; et des
banquets, des toasts, des discours, des hurrahs, des chants, les
larmes gonflant les poitrines, tout cela pour le grand patriote que
tous savaient n’avoir jamais existé.
Vous parlez de Tarascon, en voilà une
tarasconnade, et comme jamais, là-bas, il ne s’en est inventé de
pareille !
Remis en belle humeur, Tartarin gagna en
quelques solides enjambées la grand’route de Fluelen au bord de
laquelle l’hôtel de la Tellsplatte étale sa longue façade à volets
verts. En attendant la cloche du dîner, les pensionnaires
marchaient de long en large devant une cascade en rocaille, sur la
route ravinée où s’alignaient des berlines, brancards à terre,
parmi les flaques d’eau mirées d’un couchant couleur de cuivre.
Tartarin s’informa de son homme. On lui apprit
qu’il était à table :
« Menez-moi vers lui, zou ! »
et ce fut dit d’une telle autorité que, malgré la respectueuse
répugnance qu’on témoignait pour déranger un si important
personnage, une servante mena l’Alpiniste par tout l’hôtel, où son
passage souleva quelque stupeur, vers le précieux courrier,
mangeant à part, dans une petite salle sur la cour.
« Monsieur, dit Tartarin en entrant, son
piolet sur l’épaule, excusez-moi si… »
Il s’arrêta stupéfait, pendant que le
courrier, long, sec, la serviette au menton dans le nuage odorant
d’une assiettée de soupe chaude, lâchait sa cuillère.
« Vé ! Monsieur
Tartarin…
– Té Bompard. »
C’était Bompard, l’ancien gérant du Cercle,
bon garçon, mais affligé d’une imagination fabuleuse qui
l’empêchait de dire un mot de vrai et l’avait fait surnommer à
Tarascon : l’Imposteur. Qualifié d’imposteur, à Tarascon,
jugez ce que cela doit être ! Et voilà le guide incomparable,
le grimpeur des Alpes, de l’Himalaya, des monts de la
Lune !
« Oh ! alors, je comprends… »
fit Tartarin un peu déçu mais joyeux quand même de retrouver une
figure du pays et le cher, le délicieux accent du Cours.
« Différemment, monsieur Tartarin, vous
dînez avec moi, qué ? »
Tartarin s’empressa d’accepter, savourant le
plaisir de s’asseoir une petite table intime, deux couverts face à
face, sans le moindre compotier litigieux, de pouvoir trinquer,
parler en mangeant, et en mangeant d’excellentes choses, soignées
et naturelles, car MM. les courriers sont admirablement
traités par les aubergistes, servis part, des meilleurs vins et de
mets d’extra.
Et il y en eut des « au moins »,
« pas moins », « différemment » !
« Alors, mon bon, c’est vous que
j’entendais cette nuit, là-haut, sur la plate-forme ?…
– Et ! parfaitemain… Je faisais
admirer à ces demoiselles… C’est beau, pas vrai, ce soleil levant
sur les Alpes ?
– Superbe ! » fit Tartarin, d’abord
sans conviction, pour ne pas le contrarier, mais emballé au bout
d’une minute ; et c’était étourdissant d’entendre les deux
Tarasconnais célébrer avec enthousiasme les splendeurs qu’on
découvre du Rigi. On aurait dit Joanne alternant avec Baedeker.
Puis, à mesure que le repas avançait, la
conversation devenait plus intime, pleine de confidences,
d’effusions, de protestations qui mettaient de bonnes larmes dans
leurs yeux de Provence, brillants et vifs, gardant toujours en leur
facile émotion une pointe de farce et de raillerie. C’est par là
seulement que les deux amis se ressemblaient ; l’un aussi sec,
mariné, tanné, couturé de ces fronces spéciales aux grimes de
profession, que l’autre était petit, râblé, de teint lisse et de
sang reposé.
Il en avait tant vu ce pauvre Bompard, depuis
son départ du Cercle :
cette imagination insatiable qui l’empêchait
de tenir en place l’avait roulé sous tant de soleils, de fortunes
diverses ! Et il racontait ses aventures, dénombrait toutes
les belles occasions de s’enrichir qui lui avaient craqué, là, dans
la main, comme sa dernière invention d’économiser au budget de la
guerre la dépense des godillots…
« Savez-vous comment ?… Oh !
mon Dieu, c’est bien simple… en faisant ferrer les pieds des
militaires.
– Outre !… » dit Tartarin
épouvanté.
Bompard continuait, toujours très calme, avec
cet air fou à froid qu’il avait :
« Une grande idée, n’est-ce pas ?
Eh ! bé, au ministère, ils ne m’ont seulement pas répondu…
Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, j’en ai eu de mauvais
moments, j’en ai mangé du pain de misère, avant d’être entré au
service de la Compagnie…
– La Compagnie ? »
Bompard baissa la voix discrètement.
« Chut ! tout à l’heure, pas
ici… » Puis reprenant son intonation naturelle :
« Et autrement, vous autres, à Tarascon, qu’est-ce qu’on
fait ? Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous amène dans
nos montagnes… »
Ce fut à Tartarin de s’épancher. Sans colère,
mais avec cette mélancolie de déclin, cet ennui dont sont atteints
en vieillissant les grands artistes, les femmes très belles, tous
les conquérants de peuples et de cœurs, il dit la défection de ses
compatriotes, le complot tramé pour lui enlever la présidence, et
le parti qu’il avait pris de faire acte d’héroïsme, une grande
ascension, la bannière tarasconnaise plus haut qu’on ne l’avait
jamais plantée, de prouver enfin aux alpinistes de Tarascon qu’il
était toujours digne… toujours digne… L’émotion l’étreignait, il
dut se taire, puis :
« Vous me connaissez,
Gonzague… »
Et rien ne saurait rendre ce qu’il mettait
d’effusion, de caresse rapprochante, dans ce prénom troubadouresque
de Bompard. C’était comme une façon de serrer ses mains, de se le
mettre plus près du cœur…
« Vous me connaissez, qué ! vous
savez si j’ai boudé quand il s’est agi de marcher au lion ;
et, pendant la guerre, quand nous avons organisé ensemble la
défense du Cercle… »
Bompard hocha la tête avec une mimique
terrible ; il croyait y être encore.
« Eh bien ! mon bon, ce que les
lions, ce que les canons Krupp n’avaient pu faire, les Alpes y sont
arrivées… J’ai peur.
– Ne dites pas cela, Tartarin !
– Pourquoi ? fit le héros avec une grande
douceur… Je le dis, parce que cela est… »
Et tranquillement, sans pose, il avoua
l’impression que lui avait faite le dessin de Doré, cette
catastrophe du Cervin restée dans ses yeux. Il craignait des périls
pareils ; et c’est ainsi qu’entendant parler d’un guide
extraordinaire, capable de les lui éviter, il était venu se confier
à lui.
Du ton le plus naturel, il ajouta :
« Vous n’avez jamais été guide, n’est-ce
pas, Gonzague ?
– Hé ! si, répondit Bompard en souriant…
Seulement je n’ai pas fait tout ce que j’ai raconté…
– Bien entendu ! » approuva
Tartarin.
Et l’autre entre ses dents :
« Sortons un moment sur la route, nous
serons plus libres pour causer. »
La nuit venait, un souffle tiède, humide,
roulait des flocons noirs sur le ciel où le couchant avait laissé
de vagues poussières grises.
Ils allaient à mi-côte, dans la direction de
Fluelen, croisant des ombres muettes de touristes affamés qui
rentraient à l’hôtel, ombres eux-mêmes, sans parler, jusqu’au long
tunnel qui coupe la route, ouvert de baies en terrasse du côté du
lac.
« Arrêtons-nous ici… » entonna la
voix creuse de Bompard, qui résonna sous la voûte comme un coup de
canon. Et assis sur le parapet, ils contemplèrent l’admirable vue
du lac, des dégringolades de sapins et de hêtres, noirs, serrés, en
premier plan, derrière, des montagnes plus hautes, aux sommets en
vagues, puis d’autres encore d’une confusion bleuâtre comme des
nuées ; au milieu la traînée blanche, peine visible, d’un
glacier figé dans les creux, qui tout à coup s’illuminait de feux
irisés, jaunes, rouges, verts.
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