Sous des coiffures variées, bonnets de soie ou de coton, capelines, toques, casquettes à oreilles, c’étaient des faces effarées, bouffies, des têtes de naufragés perdus sur un îlot en pleine mer et guettant une voile au large de tous leurs yeux écarquillés.

Et rien, toujours rien !

Pourtant certains s’évertuaient à distinguer des cimes dans un élan de bonne volonté et, tout en haut du belvédère, on entendait les gloussements de la famille péruvienne serrée autour d’un grand diable, vêtu jusqu’aux pieds de son ulster à carreaux, qui détaillait imperturbablement l’invisible panorama des Alpes bernoises, nommant et désignant à voix haute les sommets perdus dans la brume :

« Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn, quatre mille deux cent soixante-quinze mètres… le Schreckhorn, le Wetterhorn, le Moine, la Jungfrau, dont je signale à ces demoiselles les proportions élégantes…

– Bé ! vrai ! en voilà un qui ne manque pas de toupet !… » se dit le Tarasconnais, puis à la réflexion : « Je connais cette voix, pas mouain. »

Il reconnaissait surtout l’accent, cet assent du Midi qui se distingue de loin comme l’odeur de l’ail ; mais tout préoccupé de retrouver sa jeune inconnue, il ne s’arrêta pas, continua d’inspecter les groupes sans succès. Elle avait dû rentrer à l’hôtel, comme ils faisaient tous, fatigués de rester à grelotter, à battre la semelle.

Des dos ronds, des tartans dont les franges balayaient la neige s’éloignaient, disparaissaient dans le brouillard de plus en plus épaissi. Bientôt il ne resta plus, sur le plateau froid et désolé d’une aube grise, que Tartarin et le joueur de cor des Alpes qui continuait à souffler mélancoliquement dans l’énorme bouquin, comme un chien qui aboie à la lune.

C’était un petit vieux à longue barbe, coiffé d’un chapeau tyrolien orné de glands verts lui tombant dans le dos, et portant, comme toutes les casquettes de service de l’hôtel, le Regina montium en lettres dorées. Tartarin s’approcha pour lui donner son pourboire, ainsi qu’il l’avait vu faire aux autres touristes.

« Allons nous coucher, mon vieux », dit-il ; et, lui tapant sur l’épaule avec sa familiarité tarasconnaise : « Une fière blague, qué ! le soleil du Rigi. »

Le vieux continua de souffler dans sa corne, achevant sa ritournelle trois notes avec un rire muet qui plissait le coin de ses yeux et secouait les glands verts de sa coiffure.

Tartarin, malgré tout, ne regrettait pas sa nuit. La rencontre de la jolie blonde le dédommageait du sommeil interrompu ; car, tout près de la cinquantaine, il avait encore le cœur chaud, l’imagination romanesque, un ardent foyer de vie. Remonté chez lui, les yeux fermés pour se rendormir, il croyait sentir dans sa main le petit soulier menu si léger, entendre les petits cris sautillants de la jeune fille :

« Est-ce vous, Manilof ?… »

Sonia… quel joli nom !… Elle était Russe certainement ; et ces jeunes gens voyageant avec elle, des amis de son frère, sans doute…

Puis tout se brouilla, le joli minois frisé en or alla rejoindre d’autres visions flottantes et assoupies, pentes du Rigi, cascades en panaches ; et bientôt le souffle héroïque du grand homme, sonore et rythmé, emplit la petite chambre et une bonne partie du corridor…

Au moment de descendre, sur le premier coup du déjeuner, Tartarin s’assurait que sa barbe était bien brossée et qu’il n’avait pas trop mauvaise mine dans son costume d’alpiniste, quand tout à coup il tressaillit. Devant lui, grande ouverte et collée à la glace par deux pains à cacheter, une lettre anonyme étalait les menaces suivantes :

« Français du diable, ta défroque te cache mal. On te fait grâce encore ce coup-ci, mais si tu te retrouves sur notre passage, prends garde. »

Ébloui, il relut deux ou trois fois sans comprendre. À qui, à quoi prendre garde ? Comment cette lettre était-elle venue là ? Évidemment pendant son sommeil, car il ne l’avait pas aperçue au retour de sa promenade aurorale. Il sonna la fille de service, une grosse face blafarde et plate, trouée de petite vérole, un vrai pain de gruyère, dont il ne put rien tirer d’intelligible sinon qu’elle était de « pon famille » et n’entrait jamais dans les chambres pendant que les messieurs ils y étaient.

« Quelle drôle de chose, pas moins ! » disait Tartarin tournant et retournant sa lettre, très impressionné. Un moment le nom de Costecalde lui traversa l’esprit : Costecalde instruit de ses projets d’ascension et essayant de l’en détourner par des manœuvres, des menaces. À la réflexion, cela lui parut invraisemblable, il finit par se persuader que cette lettre était une farce… peut-être les petites misses qui lui riaient au nez de si bon cœur… elles sont si libres, ces jeunes filles anglaises et américaines !

Le second coup sonnait. Il cacha la lettre anonyme dans sa poche :

« Après tout, nous verrons bien… » Et la moue formidable dont il accompagnait cette réflexion indiquait l’héroïsme de son âme.

Nouvelle surprise en se mettant à table. Au lieu de sa jolie voisine « qu’amour frise en or », il aperçut le cou de vautour d’une vieille dame anglaise dont les grands repentirs époussetaient la nappe. On disait tout près de lui que la jeune demoiselle et sa société étaient parties par un des premiers trains du matin.

« Cré nom ! je suis floué… » fit, tout haut, le ténor italien qui, la veille, signifiait si brusquement à Tartarin qu’il ne comprenait pas le français. Il l’avait donc appris pendant la nuit ! Le ténor se leva, jeta sa serviette et s’enfuit, laissant le méridional complètement anéanti.

Des convives de la veille, il ne restait plus que lui. C’est toujours ainsi, au Rigi-Kulm, où l’on ne séjourne guère que vingt-quatre heures. D’ailleurs le décor était invariable, les compotiers en files séparant les factions. Mais ce matin, les Riz triomphaient en grand nombre, renforcés d’illustres personnages, et les Pruneaux, comme on dit, n’en menaient pas large.

Tartarin, sans prendre parti pour les uns ni pour les autres, monta dans sa chambre avant les manifestations du dessert, boucla son sac et demanda sa note ; il en avait assez du Regina montium et de sa table d’hôte de sourds-muets.

Brusquement repris de sa folie alpestre au contact du piolet, des crampons et des cordes dont il s’était réaffublé, il brûlait d’attaquer une vraie montagne, au sommet dépourvu d’ascenseur et de photographie en plein vent. Il hésitait encore entre le Finsteraarhorn plus élevé et la Jungfrau plus célèbre, dont le joli nom de virginale blancheur le ferait penser plus d’une fois à la petite Russe.

En ruminant ces alternatives, pendant qu’on préparait sa note, il s’amusait à regarder, dans l’immense hall lugubre et silencieux de l’hôtel, les grandes photographies coloriées accrochées aux murailles, représentant des glaciers, des pentes neigeuses, des passages fameux et dangereux de la montagne : ici, des ascensionnistes à la file, comme des fourmis en quête, sur une arête de glace tranchante et bleue ; plus loin une énorme crevasse aux parois glauques en travers de laquelle on a jeté une échelle que franchit une dame sur les genoux, puis un abbé relevant sa soutane.

L’alpiniste de Tarascon, les deux mains sur son piolet, n’avait jamais eu l’idée de difficultés pareilles ; il faudrait passer là, pas moins !… Tout à coup, il pâlit affreusement.

Dans un cadre noir, une gravure, d’après le dessin fameux de Gustave Doré, reproduisait la catastrophe du mont Cervin : Quatre corps humains à plat ventre ou sur le dos, dégringolant la pente presque à pic d’un névé, les bras jetés, les mains qui tâtent, se cramponnent, cherchent la corde rompue qui tenait ce collier de vies et ne sert qu’à les entraîner mieux vers la mort, vers le gouffre où le tas va tomber pêle-mêle avec les cordes, les piolets, les voiles verts, tout le joyeux attirail d’ascension devenu soudainement tragique.

« Mâtin ! » fit le Tarasconnais parlant tout haut dans son épouvante.

Un maître d’hôtel fort poli entendit son exclamation et crut devoir le rassurer. Les accidents de ce genre devenaient de plus en plus rares ; l’essentiel était de ne pas faire d’imprudence et, surtout, de se procurer un bon guide.

Tartarin demanda si on pourrait lui en indiquer un, là, de confiance… Ce n’est pas qu’il eût peur, mais cela vaut toujours mieux d’avoir quelqu’un de sûr.

Le garçon réfléchit, l’air important, tortillant ses favoris :

« De confiance… Ah ! si monsieur m’avait dit ça plus tôt, nous avions ce matin un homme qui aurait bien été l’affaire… le courrier d’une famille péruvienne…

– Il connaît la montagne ? fit Tartarin d’un air entendu.

– Oh ! monsieur, toutes les montagnes… de Suisse, de Savoie, du Tyrol, de l’Inde, du monde entier, il les a toutes faites, il les sait par cœur et vous les raconte, c’est quelque chose !… Je crois qu’on le déciderait facilement… Avec un homme comme celui-là, un enfant irait partout sans danger.

– Où est-il ? où pourrais-je le trouver ?

– Au Kaltbad, monsieur, où il prépare les chambres de ses voyageurs… Nous allons téléphoner. »

Un téléphone, au Rigi !

Ça, c’était le comble. Mais Tartarin ne s’étonnait plus.

Cinq minutes après, le garçon revint, rapportant la réponse.

Le courrier des Péruviens venait de partir pour la Tellsplatte, où il passerait certainement la nuit.

Cette Tellsplatte est une chapelle commémorative, un de ces pèlerinages en l’honneur de Guillaume Tell comme on en trouve plusieurs en Suisse. On s’y rendait beaucoup pour voir les peintures murales qu’un fameux peintre bâlois achevait d’exécuter dans la chapelle…

Par le bateau, il ne fallait guère plus d’une heure, une heure et demie, Tartarin n’hésita pas. Cela lui ferait perdre un jour, mais il se devait de rendre cet hommage à Guillaume Tell, pour lequel il avait une prédilection singulière, et puis, quelle chance s’il pouvait saisir ce guide merveilleux, le décider à faire la Jungfrau avec lui.

En route, zou !…

Il paya vite sa note où le coucher et le lever du soleil étaient comptés à part ainsi que la bougie et le service, et, toujours précédé de ce terrible bruit de ferraille qui semait la surprise et l’effroi sur son passage, il se rendit à la gare, car redescendre le Rigi à pied, comme il l’avait monté, c’était du temps perdu et, vraiment, faire trop d’honneur à cette montagne artificielle.

IV

 

SUR LE BATEAU. – IL PLEUT. – LE HÉROS TARASCONNAIS SALUE DES MANES. – LA VÉRITÉ SUR GUILLAUME TELL. – DÉSILLUSION. – TARTARIN DE TARASCON N’A JAMAIS EXISTÉ. – « TÉ ! BOMPARD. »

 

Il avait laissé la neige au Rigi-Kulm ; en bas, sur le lac, il retrouva la pluie, fine, serrée, indistincte, une vapeur d’eau à travers laquelle les montagnes s’estompaient, graduées et lointaines, en forme de nuages.

Le « Fœhn » soufflait, faisait moutonner le lac où les mouettes volant bas semblaient portées par la vague ; on aurait pu se croire en pleine mer.

Et Tartarin se rappelait sa sortie de Marseille, quinze ans auparavant, lorsqu’il partit pour la chasse au lion, ce ciel sans tache, ébloui de lumière blonde, cette mer bleue, mais bleue comme une eau de teinture, rebroussée par le mistral avec de blancs étincellements de salines, et les clairons des forts, tous les clochers en branle, ivresse, joie, soleil, féerie du premier voyage !

Quel contraste avec ce pont noir de mouillure, presque désert, sur lequel se distinguaient dans la brume, comme derrière un papier huilé, quelques passagers vêtus d’ulsters, de caoutchoucs informes, et l’homme de la barre immobile à l’arrière, tout encapuchonné dans son caban, l’air grave et sibyllin au-dessus de cette pancarte en trois langues :

« Défense de parler au timonier. »

Recommandation bien inutile, car personne ne parlait à bord du Winkelried, pas plus sur le pont que dans les salons de première et de seconde, bondés de voyageurs aux mines lugubres, dormant, lisant, bâillant, pêle-mêle avec leurs menus bagages semés sur les banquettes.

C’est ainsi qu’on se figure un convoi de déportés au lendemain d’un coup d’État.

De temps en temps, le beuglement rauque de la vapeur annonçait l’approche d’une station.