Ils ne reculent devant rien, je vous dis.

– Alors, quoi ? Je suis fichu ! » gronde Tartarin ; puis saisissant la main de son compagnon :

« Conseillez-moi, Gonzague. »

Après une minute de réflexion, Bompard lui trace son programme.

Partir le lendemain de bonne heure, traverser le lac, le col du Brünig, coucher le soir à Interlaken. Le jour suivant Grindelwald et la petite Scheideck. Le surlendemain, la Jungfrau ! Puis, en route pour Tarascon, sans perdre une heure, sans se retourner.

« Je partirai demain, Gonzague… » fait le héros d’une voix mâle avec un regard d’effroi au mystérieux horizon que recouvre la pleine nuit, au lac qui semble recéler pour lui toutes les trahisons dans son calme glacé de pâles reflets…

VI

 

LE COL DU BRUNIG. – TARTARIN TOMBE AUX MAINS DES NIHILISTES. – DISPARITION D’UN TÉNOR ITALIEN ET D’UNE CORDE FABRIQUÉE EN AVIGNON. – NOUVEAUX EXPLOITS DU CHASSEUR DE CASQUETTES. – PAN ! PAN !

 

« Mondez… mondez donc !

– Mais où, qué diable, faut-il que je monte ? tout est plein… Ils ne veulent de moi nulle part… »

C’était à la pointe extrême du lac des Quatre-Cantons, sur ce rivage d’Alpnach, humide, infiltré comme un delta, où les voitures de la poste s’organisent en convoi et prennent les voyageurs à la descente du bateau pour leur faire traverser le Brünig.

Une pluie fine, en pointes d’aiguilles, tombait depuis le matin ; et le bon Tartarin, empêtré de son fourniment, bousculé par les postiers, les douaniers, courait de voiture en voiture, sonore et encombrant comme cette homme-orchestre de nos fêtes foraines, dont chaque mouvement met en branle un triangle, une grosse caisse, un chapeau chinois, des cymbales. À toutes les portières l’accueillait le même cri d’effroi, le même « Complet ! » rébarbatif grogné dans tous les dialectes, le même hérissement en boule pour tenir le plus de place possible et empêcher de monter un si dangereux et retentissant compagnon.

Le malheureux suait, haletait, répondait par des « Coquin de bon sort ! » et des gestes désespérés à la clameur impatience du convoi : « En route ! – All right ! – Andiamo ! – Vorwärtz ! » Les chevaux piaffaient, les cochers juraient. À la fin le conducteur de la poste, un grand rouge en tunique et casquette plate, s’en mêla lui-même, et, ouvrant de force la portière d’un landau à demi couvert, poussa Tartarin, le hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le garde-crotte, la main tendue pour son trinkgeld.

Humilié, furieux contre les gens de la voiture qui l’acceptaient manu militari, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfonçait son porte-monnaie dans sa poche calait son piolet à côté de lui avec des mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, à croire qu’il descendait du packet de Douvres à Calais.

« Bonjour, monsieur… » dit une voix douce déjà entendue.

Il leva les yeux, resta saisi, terrifié devant la jolie figure ronde et rose de Sonia, assise en face de lui, sous l’auvent du landau où s’abritait aussi un grand garçon enveloppé de châles, de couvertures, et dont on ne voyait que le front d’une pâleur livide parmi quelques boucles de cheveux menus et dorés comme les tiges de ses lunettes de myope ; le frère, sans doute. Un troisième personnage que Tartarin connaissait trop celui-là, les accompagnait, Manilof, l’incendiaire du palais impérial.

Sonia, Manilof, quelle souricière !

C’est maintenant qu’ils allaient accomplir leur menace, dans ce col du Brünig si escarpé, entouré d’abîmes. Et le héros, par une de ces épouvantes en éclair qui montrent le danger à fond, se vit étendu sur la pierraille d’un ravin, balancé au plus haut d’un chêne. Fuir ? où, comment ? Voici que les voitures s’ébranlaient, détalaient à la file au son de la trompe, une nuée de gamins présentant aux portières des petits bouquets d’edelweiss. Tartarin affolé eut envie de ne pas attendre, de commencer l’attaque en crevant d’un coup d’alpenstock le cosaque assis à son côté ; puis, à la réflexion, il trouva plus prudent de s’abstenir. Évidemment ces gens ne tenteraient leur coup que plus loin, en des parages inhabités ; et peut-être aurait-il le temps de descendre. D’ailleurs, leurs intentions ne lui semblaient plus aussi malveillantes. Sonia lui souriait doucement de ses jolis yeux de turquoise, le grand jeune homme pâle le regardait, intéressé, et Manilof, sensiblement radouci, s’écartait obligeamment, lui faisait poser son sac entre eux deux. Avaient-ils reconnu leur méprise en lisant sur le registre du Rigi-Kulm l’illustre nom de Tartarin ? Il voulut s’en assurer et, familier, bonhomme, commença :

« Enchanté de la rencontre, belle jeunesse… seulement, permettez-moi de me présenter… vous ignorez à qui vous avez affaire, vé, tandis que je sais parfaitement qui vous êtes.

– Chut ! » fit du bout de son gant de Suède, la petite Sonia toujours souriante, et elle lui montrait sur le siège de la voiture, à côté du conducteur, le ténor aux manchettes et l’autre jeune Russe, abrités sous le même parapluie, riant, causant tous deux en italien.

Entre le policier et les nihilistes, Tartarin n’hésitait pas :

« Connaissez-vous cet homme, au mouains ? » dit-il tout bas, rapprochant sa tête du frais visage de Sonia et se mirant dans ses yeux clairs, tout à coup farouches et durs tandis qu’elle répondait « oui » d’un battement de cils.

Le héros frissonna, mais comme au théâtre ; cette délicieuse inquiétude d’épiderme qui vous saisit quand l’action se corse et qu’on se carre dans son fauteuil pour mieux entendre ou regarder. Personnellement hors d’affaire, délivré des horribles transes qui l’avaient hanté toute la nuit, empêché de savourer son café suisse, miel et beurre, et, sur le bateau, tenu loin du bastingage, il respirait à larges poumons, trouvait la vie bonne et cette petite Russe irrésistiblement plaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou, serrant les bras, moulant sa taille encore mince, mais d’une élégance parfaite. Et si enfant ! Enfant par la candeur de son rire, le duvet de ses joues et la grâce gentille dont elle étalait le châle sur les genoux de son frère : « Es-tu bien ?… Tu n’as pas froid ? » Comment croire que cette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu la force morale et le courage physique de tuer un homme !

Les autres, non plus, ne semblaient plus féroces ; tous, le même rire ingénu, un peu contraint et douloureux sur les lèvres tirées du malade, plus bruyant chez Manilof qui, tout jeune sous sa barbe en broussaille, avait des explosions d’écolier en vacances, des bouffées de gaieté exubérante.

Le troisième compagnon, celui qu’on appelait Bolibine et qui causait sur le siège avec l’Italien, s’amusait aussi beaucoup, se retournait souvent pour traduire à ses amis des récits que lui faisait le faux chanteur, ses succès à l’Opéra de Pétersbourg, ses bonnes fortunes, les boutons de manchettes que les dames abonnées lui avaient offertes à son départ, des boutons extraordinaires, gravés de trois notes la do ré, l’adoré ; et ce calembour redit dans le landau y causait une telle joie, le ténor lui-même se rengorgeait, frisait si bien sa moustache d’un air bête et vainqueur en regardant Sonia, que Tartarin commençait à se demander s’il n’avait pas affaire à de simples touristes, à un vrai ténor.

Mais les voitures, toujours à fond de train, roulaient sur des ponts, longeaient de petits lacs, des champs fleuris, de beaux vergers ruisselants et déserts, car c’était dimanche et les paysans rencontrés avaient tous leurs costumes de fête, les femmes de longues nattes et des chaînes d’argent. On commençait à gravir la route en lacet parmi des forêts de chênes et de hêtres ; peu à peu le merveilleux horizon se déroulait sur la gauche, à chaque détour en étage, des rivières des vallées d’où montaient des clochers d’église, et tout au fond, la cime givrée du Finsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible.

Bientôt le chemin s’assombrit, d’aspect plus sauvage. D’un côté, des ombres profondes, chaos d’arbres plantés en pente, tourmentés et tordus, où grondait l’écume d’un torrent ; à droite, une roche immense, surplombante, hérissée de branches jaillies de ses fentes.

On ne riait plus dans le landau ; tous admiraient, la tête levée, essayaient d’apercevoir le sommet de ce tunnel de granit.

« Les forêts de l’Atlas !… Il semble qu’on y est… » dit gravement Tartarin ; et, sa remarque passant inaperçue, il ajouta : « Sans les rugissements du lion, toutefois.

– Vous les avez entendus, monsieur ? » demanda Sonia.

Entendu le lion, lui !… Puis, avec un doux sourire indulgent : « Je suis Tartarin de Tarascon, mademoiselle… »

Et voyez un peu ces barbares ? Il aurait dit : « Je m’appelle Dupont », c’eût été pour eux exactement la même chose. Ils ignoraient le nom de Tartarin.

Pourtant, il ne se vexa pas et répondit à la jeune fille qui voulait savoir si le cri du lion lui avait fait peur : « Non, mademoiselle… Mon chameau, lui, tremblait la fièvre entre mes jambes ; mais je visitais mes amorces, aussi tranquille que devant un troupeau de vaches… À distance, c’est à peu près le même cri, comme ceci, té ! »

Pour donner à Sonia une exacte impression de la chose, il poussait de son creux le plus sonore un « Meuh… » formidable, qui s’enfla, s’étala, répercuté par l’écho de la roche. Les chevaux se cabrèrent : dans toutes les voitures les voyageurs dressés, pleins d’épouvante, cherchaient l’accident, la cause d’un pareil vacarme, et reconnaissant l’alpiniste, dont la capote à demi rabattue du landau montrait la tête à casque et le débordant harnachement, se demandaient une fois encore :

« Quel est donc cet animal-là ! »

Lui, très calme, continuait à donner des détails, la façon d’attaquer la bête, de l’abattre et de la dépecer, le guidon en diamant dont il ornait sa carabine pour tirer sûrement, la nuit. La jeune fille recourait, penchée, avec un petit palpitement de ses narines très attentif.

« On dit que Bombonnel chasse encore, demanda le frère, l’avez-vous connu ?

– Oui, dit Tartarin sans enthousiasme… C’est un garçon pas maladroit… Mais nous avons mieux que lui. »

À bon entendeur, salut ! puis, d’un ton de mélancolie :

« Pas moins, ce sont de fortes émotions que ces chasses aux grands fauves. Quand on ne les a plus, l’existence semble vide, on ne sait de quoi la combler. »

Ici, Manilof, qui comprenait le français sans le parler et semblait écouter le Tarasconnais très curieusement, son front d’homme du peuple coupé d’une grande ride en cicatrice, dit quelques mots en riant à ses amis.

« Manilof prétend que nous sommes de la même confrérie, expliqua Sonia à Tartarin… Nous chassons comme vous les grands fauves.

– Té ! oui, pardi… les loups, les ours blancs…

– Oui, les loups, les ours blancs et d’autres bêtes nuisibles encore… »

Et les rires de recommencer, bruyants, interminables, sur un ton aigu et féroce cette fois, des rires qui montraient les dents et rappelaient à Tartarin en quelle triste et singulière compagnie il voyageait.

Tout à coup, les voitures s’arrêtèrent. La route devenait plus raide et faisait à cet endroit un long circuit pour arriver en haut du Brünig que l’on pouvait atteindre par un raccourci de vingt minutes à pic dans une admirable forêt de hêtres. Malgré la pluie du matin, les terrains glissants et détrempés, les voyageurs, profitant d’une éclaircie, descendaient presque tous, s’engageaient à la file dans l’étroit chemin de « schlittage ».

Du landau de Tartarin, qui venait le dernier, les hommes mettaient pied à terre ; mais Sonia, trouvant les chemins trop boueux, s’installait au contraire, et, commue l’Alpiniste descendait après les autres, un peu retardé par son attirail, elle lui dit à mi-voix :

« Restez donc, tenez-moi compagnie », et d’une façon si câline ! Le pauvre homme en resta bouleversé se forgeant un roman aussi délicieux qu’invraisemblable qui fit battre son vieux cœur à grands coups.

Il fut vite détrompé en voyant la jeune fille se pencher anxieuse, guetter Bolibine et l’Italien causant vivement à l’entrée de la schlitte, derrière Manilof et Boris déjà en marche. Le faux ténor hésitait. Un instinct semblait l’avertir de ne pas s’aventurer seul en compagnie de ces trois hommes. Il se décida enfin, et Sonia le regardait monter, en caressant sa joue ronde avec un bouquet de cyclamens violâtres, ces violettes de montagnes dont la feuille est doublée de la fraîche couleur des fleurs.

Le landau allait au pas, le cocher descendu marchait en avant avec d’autres camarades, et le convoi échelonnait plus de quinze voitures rapprochées par la perpendiculaire, roulant à vide, silencieusement.

Tartarin, très ému, pressentant quelque chose de sinistre, n’osait regarder sa voisine, tant il craignait une parole, un regard qui aurait pu le faire acteur ou tout au moins complice dans le drame qu’il sentait tout proche. Mais Sonia ne faisait pas attention à lui, l’œil un peu fixe et ne cessant la caresse machinale des fleurs sur le duvet de sa peau.

« Ainsi, dit-elle après un long temps, ainsi vous savez qui nous sommes, moi et mes amis… Eh bien ! que pensez-vous de nous ? Qu’en pensent les Français ? »

Le héros pâlit, rougit.