Manilof sauta du
talus, sans bruit, près de la voiture.
Ses petits yeux bridés luisaient dans sa
figure tout écorchée par les ronces, sa barbe et ses cheveux en
oreille de chien ruisselaient de l’eau des branches. Haletant, ses
grosses mains courtes et velues appuyées à la portière, il
interpella en russe Sonia qui, se tournant vers Tartarin, lui
demanda d’une voix brève :
« Votre corde…vite…
– Ma…corde ?… bégaya le héros.
– Vite, vite…on vous la rendra tout à
l’heure. »
Sans lui fournir d’autre explication, de ses
petits doigts gantés elle l’aidait à se défubler de sa fameuse
corde fabriquée en Avignon.
Manilof prit le paquet en grognant de joie,
regrimpa en deux bonds sous le fourré avec une élasticité de chat
sauvage.
« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce
qu’ils vont faire ?… Il a l’air féroce… » murmura
Tartarin n’osant dire toute sa pensée.
Féroce, Manilof ! Ah ! comme on
voyait bien qu’il ne le connaissait pas. Nul être n’était meilleur,
plus doux, plus compatissant ; et comme trait de cette nature
exceptionnelle, Sonia, le regard clair et bleu, racontait que son
ami venant d’exécuter un dangereux mandat du Comité révolutionnaire
et sautant dans le traîneau qui l’attendait pour la fuite, menaçait
le cocher de descendre, coûte que coûte, s’il continuait à frapper,
à surmener sa bête dont la vitesse pourtant le sauvait.
Tartarin trouvait le trait digne de
l’antique ; puis, ayant réfléchi toutes les vies humaines
sacrifiées par ce même Manilof, aussi inconscient qu’un tremblement
de terre ou qu’un volcan en fusion, mais qui ne voulait pas qu’on
fît du mal à une bête devant lui, il interrogea la jeune fille d’un
air ingénu :
« Est-il mort beaucoup de monde, dans
l’explosion du palais d’hiver ?
– Beaucoup trop, répondit tristement Sonia. Et
le seul qui devait mourir a échappé. »
Elle resta silencieuse, comme fâchée, et si
jolie, la tête basse avec ses grands cils dorés battant sa joue
d’un rose pâle, Tartarin s’en voulait de lui avoir fait de la
peine, repris par le charme de jeunesse, de fraîcheur épandu autour
de l’étrange petite créature.
« Donc, monsieur, la guerre que nous
faisons vous semble injuste, inhumaine ? »
Elle lui disait cela de tout près, dans la
caresse de son haleine et de son regard ; et le héros se
sentait faiblir.
« Vous ne croyez pas que toute arme soit
bonne et légitime pour délivrer un peuple qui râle, qui
suffoque ?
– Sans doute, sans doute… »
La jeune fille, plus pressante à mesure que
Tartarin faiblissait :
« Vous parliez de vide à combler tout à
l’heure ; ne vous semble-t-il pas qu’il serait plus noble,
plus intéressant de jouer sa vie pour une grande cause que de la
risquer en tuant des lions ou en escaladant des glaciers ?
– Le fait est… » dit Tartarin grisé, la
tête perdue, tout angoissé par le désir fou, irrésistible, de
prendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante,
qu’elle posait sur son bras comme là-haut, dans la nuit du
Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. À la fin n’y tenant
plus, et saisissant cette petite main gantée entre les siennes.
« Écoutez, Sonia, » dit-il d’une
bonne grosse voix paternelle et familière… « Écoutez,
Sonia… »
Un brusque arrêt du landau l’interrompit. On
arrivait en haut du Brünig ; voyageurs et cochers rejoignaient
leurs voitures pour rattraper le temps perdu et gagner, d’un coup
de galop, le prochain village où l’on devait déjeuner et relayer.
Les trois Russes reprirent leurs places, mais celle de l’Italien
resta inoccupée.
« Ce monsieur est monté dans les
premières voitures », dit Boris au cocher qui
s’informait ; et s’adressant à Tartarin dont l’inquiétude
était visible :
« Il faudra lui réclamer votre
corde ; il a voulu la garder avec lui. »
Là-dessus, nouveaux rires dans le landau et
reprise, pour le brave Tartarin des plus atroces perplexités, ne
sachant que penser, que croire devant la belle humeur, et la mine
ingénue des prétendus assassins. Tout en enveloppant son malade de
manteaux, de plaids, car l’air de la hauteur s’avivait encore de la
vitesse des voitures, Sonia racontait, en russe, sa conversation
avec Tartarin, jetant des pan ! pan ! d’une gentille
intonation que répétaient ses compagnons après elle, les uns
admirant le héros, Manilof hochant la terre, incrédule.
Le relais !
C’est sur la place d’un grand village, une
vieille auberge au balcon de bois vermoulu, à l’enseigne en potence
de fer rouillé. La file des voitures s’arrête là, et pendant qu’on
dételle, les voyageurs affamés se précipitent, envahissent au
premier étage une salle peinte en vert qui sent le moisi, où la
table d’hôte est dressée pour vingt couverts tout au plus. On est
soixante, et l’on entend pendant cinq minutes une bousculade
effroyable, des cris, des altercations véhémentes entre Riz et
Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de l’aubergiste
qui perd la tête comme si tous les jours à la même heure, la poste
ne passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi d’un
égarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moitié
des plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaie
fantaisiste, où les sous blancs de suisse comptent pour cinquante
centimes.
« Si nous déjeunions dans la
voiture ?… » dit Sonia que ce remue-ménage ennuie ;
et comme personne n’a le temps de s’occuper d’eux, les jeunes gens
se chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot froid,
Bolibine un pain long et des saucisses ; mais le meilleur
fourrier c’est encore Tartarin. Certes, l’occasion s’offrait belle
pour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha du
relais, de s’assurer tout au moins si l’Italien avait reparu, mais
il n’y a pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la
« petite » et de montrer à Manilof et aux autres ce que
peut un Tarasconnais débrouillard.
Quand il descend le perron de l’hôtel, grave
et le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateau
chargé d’assiettes, de serviettes, victuailles assorties, champagne
suisse au casque doré, Sonia bat des mains, le
complimente :
« Mais comment avez-vous fait ?
– Je ne sais pas… on s’en tire, té !…
Nous sommes tous comme ça Tarascon. »
Oh ! les minutes heureuses. Il comptera
dans la vie du héros ce joli déjeuner en face de Sonia, presque sur
ses genoux, dans un décor d’opérette : la place villageoise
aux verts quinconces sous lesquels éclatent les dorures, les
mousselines des Suissesses en costume se promenant deux à deux
comme des poupées.
Que le pain lui semble bon, et quelles
savoureuses saucisses ! Le ciel lui-même s’est mis de la
partie, clément, doux et voilé, il pleut sans doute, mais si
légèrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper le champagne
suisse, dangereux pour les têtes méridionales.
Sous la véranda de l’hôtel, un quatuor
tyrolien, deux géants et deux naines aux haillons éclatants et
lourds, qu’on dirait échappés à la faillite d’un théâtre de foire,
mêlent leurs coups de gosier : « aou… aou… » au
cliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids, bêtes,
immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin les
trouve délicieux, leur jette des poignées de sous, au grand
ébahissement des villageois qui entourent le landau dételé.
« Fife le Vranze ! » chevrote
une voix dans la foule d’où surgit un grand vieux, vêtu d’un
extraordinaire habit bleu à boutons d’argent dont les basques
balaient la terre, coiffé d’un shako gigantesque en forme de baquet
à choucroute et si lourd avec son grand panache qu’il oblige le
vieux à marcher en balançant les bras comme un équilibriste.
« Fieux soltat… carte royale… Charles
tix. »
Le Tarasconnais, encore aux récits de Bompard,
se met à rire, et tout bas en clignant de l’œil :
« Connu, mon vieux… » mais il lui
donne quand même une pièce blanche et lui verse une rasade que le
vieux accepte en riant et faisant de l’œil, lui aussi, sans savoir
pourquoi. Puis dévissant d’un coin de sa bouche une énorme pipe en
porcelaine, il lève son verre et boit « à la
compagnie ! » ce qui affermit Tartarin dans son opinion
qu’ils ont affaire à un collègue de Bompard.
N’importe ! un toast en vaut un
autre.
Et, debout, dans la voiture, la voix forte, le
verre haut, Tartarin se fait venir les larmes aux yeux en buvant
d’abord : « à la France, à sa patrie… » puis à la
Suisse hospitalière, qu’il est heureux d’honorer publiquement, de
remercier pour l’accueil généreux qu’elle fait à tous les vaincus,
à tous les exilés. Enfin, baissant la voix, le verre incliné vers
ses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer bientôt dans
leur pays, d’y retrouver de bons parents, des amis sûrs, des
carrières honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car on
ne peut pas passer sa vie à se dévorer.
Pendant le toast, le frère de Sonia sourit,
froid et railleur derrière ses lunettes blondes ; Manilof, la
nuque en avant, les sourcils gonflés creusant sa ride, se demande
si le gros « barine » ne va pas cesser bientôt ses
bavardages, pendant que Bolibine perché sur le siège et faisant
grimacer sa mine falote, jaune et fripée à la tartare, semble un
vilain petit singe grimpé sur les épaules du Tarasconnais.
Seule, la jeune fille l’écoute, très sérieuse,
essayant de comprendre cet étrange type d’homme. Pense-t-il tout ce
qu’il dit ? A-t-il fait tout ce qu’il raconte ? Est-ce un
fou, un comédien ou seulement un bavard, comme le prétend Manilof
qui, en sa qualité d’homme d’action, donne à ce mot une
signification méprisante ?
L’épreuve se fera tout de suite. Son toast
fini, Tartarin vient de se rasseoir, quand un coup de feu, un
autre, encore un, partis non loin de l’auberge, le remettent debout
tout ému, l’oreille dressée, reniflant la poudre.
« Qui a tiré ?… où est-ce !…
que se passe-t-il ? »
Dans sa caboche inventive défile tout un
drame, l’attaque du convoi à main armée, l’occasion de défendre
l’honneur et la vie de cette charmante demoiselle. Mais non, ces
détonations viennent simplement du Stand, où la jeunesse
du village s’exerce au tir tous les dimanches. Et comme les chevaux
ne sont pas encore attelés, Tartarin propose négligemment d’aller
faire un tour jusque-là. Il a son idée, Sonia la sienne en
acceptant. Guidés par le vieux de la garde royale ondulant sous son
grand shako, ils traversent la place, ouvrent les rangs de la foule
qui les suit curieusement.
Sous son toit de chaume et ses montants de
sapins frais équarris, le stand ressemble, en plus rustique, à un
de nos tirs forains, avec cette différence qu’ici les amateurs
apportent leurs armes, des fusils à baguette d’ancien système et
qu’ils manient assez adroitement.
Muet, les bras croisés, Tartarin juge les
coups, critique tout haut, donne des conseils, mais ne tire pas.
Les Russes l’épient et se font signe.
« Pan… pan… » ricane Bolibine avec
le geste de mettre en joue et l’accent de Tarascon. Tartarin se
retourne, tout rouge et bouffant de colère.
« Parfaitemain, jeune homme…
Pan… pan… Et autant de fois que vous voudrez. »
Le temps d’armer une vieille carabine à double
canon qui a dû servir des générations de chasseurs de chamois…
pan !…… pan !……
C’est fait. Les deux balles sont dans la
mouche. Des hurrahs d’admiration éclatent de toutes parts. Sonia
triomphe, Bolibine ne rit plus.
« Mais ce n’est rien, cela, dit Tartarin…
vous allez voir… »
Le stand ne lui suffit plus, il cherche un
but, quelque chose à abattre, et la foule recule épouvantée devant
cet étrange alpiniste, trapu, farouche, la carabine au poing,
proposant au vieux garde royal de lui casser sa pipe entre les
dents, à cinquante pas. Le vieux pousse des cris épouvantables et
s’égare dans la foule que domine son panache grelottant au-dessus
des têtes serrées. Pas moins, il faut que Tartarin la loge quelque
part, cette balle. « Té, pardi ! comme
Tarascon… » Et l’ancien chasseur de casquettes jetant son
couvre-chef en l’air, de toutes les forces de ses doubles muscles,
tire au vol et le traverse. « Bravo ! » dit Sonia en
piquant dans la petite ouverture faite par la balle au drap de la
casquette le bouquet de montagne qui tantôt caressait sa joue.
C’est avec ce joli trophée que Tartarin
remonta en voiture.
1 comment