Et
le héros, par une de ces épouvantes en éclair qui montrent le
danger à fond, se vit étendu sur la pierraille d’un ravin, balancé
au plus haut d’un chêne. Fuir ? où, comment ? Voici que
les voitures s’ébranlaient, détalaient à la file au son de la
trompe, une nuée de gamins présentant aux portières des petits
bouquets d’edelweiss. Tartarin affolé eut envie de ne pas attendre,
de commencer l’attaque en crevant d’un coup d’alpenstock le cosaque
assis à son côté ; puis, à la réflexion, il trouva plus
prudent de s’abstenir. Évidemment ces gens ne tenteraient leur coup
que plus loin, en des parages inhabités ; et peut-être
aurait-il le temps de descendre. D’ailleurs, leurs intentions ne
lui semblaient plus aussi malveillantes. Sonia lui souriait
doucement de ses jolis yeux de turquoise, le grand jeune homme pâle
le regardait, intéressé, et Manilof, sensiblement radouci,
s’écartait obligeamment, lui faisait poser son sac entre eux deux.
Avaient-ils reconnu leur méprise en lisant sur le registre du
Rigi-Kulm l’illustre nom de Tartarin ? Il voulut s’en assurer
et, familier, bonhomme, commença :
« Enchanté de la rencontre, belle
jeunesse… seulement, permettez-moi de me présenter… vous ignorez à
qui vous avez affaire, vé, tandis que je sais parfaitement
qui vous êtes.
– Chut ! » fit du bout de son gant
de Suède, la petite Sonia toujours souriante, et elle lui montrait
sur le siège de la voiture, à côté du conducteur, le ténor aux
manchettes et l’autre jeune Russe, abrités sous le même parapluie,
riant, causant tous deux en italien.
Entre le policier et les nihilistes, Tartarin
n’hésitait pas :
« Connaissez-vous cet homme, au
mouains ? » dit-il tout bas, rapprochant sa tête
du frais visage de Sonia et se mirant dans ses yeux clairs, tout à
coup farouches et durs tandis qu’elle répondait « oui »
d’un battement de cils.
Le héros frissonna, mais comme au
théâtre ; cette délicieuse inquiétude d’épiderme qui vous
saisit quand l’action se corse et qu’on se carre dans son fauteuil
pour mieux entendre ou regarder. Personnellement hors d’affaire,
délivré des horribles transes qui l’avaient hanté toute la nuit,
empêché de savourer son café suisse, miel et beurre, et, sur le
bateau, tenu loin du bastingage, il respirait à larges poumons,
trouvait la vie bonne et cette petite Russe irrésistiblement
plaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou,
serrant les bras, moulant sa taille encore mince, mais d’une
élégance parfaite. Et si enfant ! Enfant par la candeur de son
rire, le duvet de ses joues et la grâce gentille dont elle étalait
le châle sur les genoux de son frère : « Es-tu
bien ?… Tu n’as pas froid ? » Comment croire que
cette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu la force
morale et le courage physique de tuer un homme !
Les autres, non plus, ne semblaient plus
féroces ; tous, le même rire ingénu, un peu contraint et
douloureux sur les lèvres tirées du malade, plus bruyant chez
Manilof qui, tout jeune sous sa barbe en broussaille, avait des
explosions d’écolier en vacances, des bouffées de gaieté
exubérante.
Le troisième compagnon, celui qu’on appelait
Bolibine et qui causait sur le siège avec l’Italien, s’amusait
aussi beaucoup, se retournait souvent pour traduire à ses amis des
récits que lui faisait le faux chanteur, ses succès à l’Opéra de
Pétersbourg, ses bonnes fortunes, les boutons de manchettes que les
dames abonnées lui avaient offertes à son départ, des boutons
extraordinaires, gravés de trois notes la do ré,
l’adoré ; et ce calembour redit dans le landau y causait une
telle joie, le ténor lui-même se rengorgeait, frisait si bien sa
moustache d’un air bête et vainqueur en regardant Sonia, que
Tartarin commençait à se demander s’il n’avait pas affaire à de
simples touristes, à un vrai ténor.
Mais les voitures, toujours à fond de train,
roulaient sur des ponts, longeaient de petits lacs, des champs
fleuris, de beaux vergers ruisselants et déserts, car c’était
dimanche et les paysans rencontrés avaient tous leurs costumes de
fête, les femmes de longues nattes et des chaînes d’argent. On
commençait à gravir la route en lacet parmi des forêts de chênes et
de hêtres ; peu à peu le merveilleux horizon se déroulait sur
la gauche, à chaque détour en étage, des rivières des vallées d’où
montaient des clochers d’église, et tout au fond, la cime givrée du
Finsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible.
Bientôt le chemin s’assombrit, d’aspect plus
sauvage. D’un côté, des ombres profondes, chaos d’arbres plantés en
pente, tourmentés et tordus, où grondait l’écume d’un
torrent ; à droite, une roche immense, surplombante, hérissée
de branches jaillies de ses fentes.
On ne riait plus dans le landau ; tous
admiraient, la tête levée, essayaient d’apercevoir le sommet de ce
tunnel de granit.
« Les forêts de l’Atlas !… Il semble
qu’on y est… » dit gravement Tartarin ; et, sa remarque
passant inaperçue, il ajouta : « Sans les rugissements du
lion, toutefois.
– Vous les avez entendus,
monsieur ? » demanda Sonia.
Entendu le lion, lui !… Puis, avec un
doux sourire indulgent : « Je suis Tartarin de Tarascon,
mademoiselle… »
Et voyez un peu ces barbares ? Il aurait
dit : « Je m’appelle Dupont », c’eût été pour eux
exactement la même chose. Ils ignoraient le nom de Tartarin.
Pourtant, il ne se vexa pas et répondit à la
jeune fille qui voulait savoir si le cri du lion lui avait fait
peur : « Non, mademoiselle… Mon chameau, lui, tremblait
la fièvre entre mes jambes ; mais je visitais mes amorces,
aussi tranquille que devant un troupeau de vaches… À distance,
c’est à peu près le même cri, comme ceci,
té ! »
Pour donner à Sonia une exacte impression de
la chose, il poussait de son creux le plus sonore un
« Meuh… » formidable, qui s’enfla, s’étala, répercuté par
l’écho de la roche. Les chevaux se cabrèrent : dans toutes les
voitures les voyageurs dressés, pleins d’épouvante, cherchaient
l’accident, la cause d’un pareil vacarme, et reconnaissant
l’alpiniste, dont la capote à demi rabattue du landau montrait la
tête à casque et le débordant harnachement, se demandaient une fois
encore :
« Quel est donc cet
animal-là ! »
Lui, très calme, continuait à donner des
détails, la façon d’attaquer la bête, de l’abattre et de la
dépecer, le guidon en diamant dont il ornait sa carabine pour tirer
sûrement, la nuit. La jeune fille recourait, penchée, avec un petit
palpitement de ses narines très attentif.
« On dit que Bombonnel chasse encore,
demanda le frère, l’avez-vous connu ?
– Oui, dit Tartarin sans enthousiasme… C’est
un garçon pas maladroit… Mais nous avons mieux que lui. »
À bon entendeur, salut ! puis, d’un ton
de mélancolie :
« Pas moins, ce sont de fortes émotions
que ces chasses aux grands fauves. Quand on ne les a plus,
l’existence semble vide, on ne sait de quoi la combler. »
Ici, Manilof, qui comprenait le français sans
le parler et semblait écouter le Tarasconnais très curieusement,
son front d’homme du peuple coupé d’une grande ride en cicatrice,
dit quelques mots en riant à ses amis.
« Manilof prétend que nous sommes de la
même confrérie, expliqua Sonia à Tartarin… Nous chassons comme vous
les grands fauves.
– Té ! oui, pardi… les loups,
les ours blancs…
– Oui, les loups, les ours blancs et d’autres
bêtes nuisibles encore… »
Et les rires de recommencer, bruyants,
interminables, sur un ton aigu et féroce cette fois, des rires qui
montraient les dents et rappelaient à Tartarin en quelle triste et
singulière compagnie il voyageait.
Tout à coup, les voitures s’arrêtèrent. La
route devenait plus raide et faisait à cet endroit un long circuit
pour arriver en haut du Brünig que l’on pouvait atteindre par un
raccourci de vingt minutes à pic dans une admirable forêt de
hêtres. Malgré la pluie du matin, les terrains glissants et
détrempés, les voyageurs, profitant d’une éclaircie, descendaient
presque tous, s’engageaient à la file dans l’étroit chemin de
« schlittage ».
Du landau de Tartarin, qui venait le dernier,
les hommes mettaient pied à terre ; mais Sonia, trouvant les
chemins trop boueux, s’installait au contraire, et, commue
l’Alpiniste descendait après les autres, un peu retardé par son
attirail, elle lui dit à mi-voix :
« Restez donc, tenez-moi
compagnie », et d’une façon si câline ! Le pauvre homme
en resta bouleversé se forgeant un roman aussi délicieux
qu’invraisemblable qui fit battre son vieux cœur à grands
coups.
Il fut vite détrompé en voyant la jeune fille
se pencher anxieuse, guetter Bolibine et l’Italien causant vivement
à l’entrée de la schlitte, derrière Manilof et Boris déjà en
marche. Le faux ténor hésitait. Un instinct semblait l’avertir de
ne pas s’aventurer seul en compagnie de ces trois hommes. Il se
décida enfin, et Sonia le regardait monter, en caressant sa joue
ronde avec un bouquet de cyclamens violâtres, ces violettes de
montagnes dont la feuille est doublée de la fraîche couleur des
fleurs.
Le landau allait au pas, le cocher descendu
marchait en avant avec d’autres camarades, et le convoi échelonnait
plus de quinze voitures rapprochées par la perpendiculaire, roulant
à vide, silencieusement.
Tartarin, très ému, pressentant quelque chose
de sinistre, n’osait regarder sa voisine, tant il craignait une
parole, un regard qui aurait pu le faire acteur ou tout au moins
complice dans le drame qu’il sentait tout proche. Mais Sonia ne
faisait pas attention à lui, l’œil un peu fixe et ne cessant la
caresse machinale des fleurs sur le duvet de sa peau.
« Ainsi, dit-elle après un long temps,
ainsi vous savez qui nous sommes, moi et mes amis… Eh bien !
que pensez-vous de nous ? Qu’en pensent les
Français ? »
Le héros pâlit, rougit. Il ne tenait pas à
indisposer par quelques mots imprudents des gens aussi
vindicatifs ; d’autre part, comment pactiser avec des
assassins ? Il s’en tira par une métaphore :
« Différemment, mademoiselle, vous me
disiez tout à l’heure que nous étions de la même confrérie,
chasseurs d’hydres et de monstres, de despotes et de carnassiers…
C’est donc en confrère de Saint-Hubert que je vais répondre… Mon
sentiment est que, même contre les fauves, on doit se servir
d’armes loyales… Notre Jules Gérard, fameux tueur de lions,
employait des balles explosibles… Moi, je n’admets pas ça et ne
l’ai jamais fait… Quand j’allais au lion ou la panthère, je me
plantais devant la bête, face à face, avec une bonne carabine à
deux canons, et pan ! pan ! une balle dans chaque
œil.
– Dans chaque œil !… fit Sonia.
– Jamais je n’ai manqué mon coup. »
Il affirmait, s’y croyait encore.
La jeune fille le regardait avec une
admiration naïve, songeant tout haut :
« C’est bien ce qu’il y aurait de plus
sûr. »
Un brusque déchirement de branches, de
broussailles, et le fourré s’écarta au-dessus d’eux, si vivement,
si félinement, que Tartarin, la tête pleine d’aventures de chasse,
aurait pu se croire à l’affût dans le Zaccar. Manilof sauta du
talus, sans bruit, près de la voiture.
Ses petits yeux bridés luisaient dans sa
figure tout écorchée par les ronces, sa barbe et ses cheveux en
oreille de chien ruisselaient de l’eau des branches. Haletant, ses
grosses mains courtes et velues appuyées à la portière, il
interpella en russe Sonia qui, se tournant vers Tartarin, lui
demanda d’une voix brève :
« Votre corde…vite…
– Ma…corde ?… bégaya le héros.
– Vite, vite…on vous la rendra tout à
l’heure. »
Sans lui fournir d’autre explication, de ses
petits doigts gantés elle l’aidait à se défubler de sa fameuse
corde fabriquée en Avignon.
Manilof prit le paquet en grognant de joie,
regrimpa en deux bonds sous le fourré avec une élasticité de chat
sauvage.
« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce
qu’ils vont faire ?… Il a l’air féroce… » murmura
Tartarin n’osant dire toute sa pensée.
Féroce, Manilof ! Ah ! comme on
voyait bien qu’il ne le connaissait pas. Nul être n’était meilleur,
plus doux, plus compatissant ; et comme trait de cette nature
exceptionnelle, Sonia, le regard clair et bleu, racontait que son
ami venant d’exécuter un dangereux mandat du Comité révolutionnaire
et sautant dans le traîneau qui l’attendait pour la fuite, menaçait
le cocher de descendre, coûte que coûte, s’il continuait à frapper,
à surmener sa bête dont la vitesse pourtant le sauvait.
Tartarin trouvait le trait digne de
l’antique ; puis, ayant réfléchi toutes les vies humaines
sacrifiées par ce même Manilof, aussi inconscient qu’un tremblement
de terre ou qu’un volcan en fusion, mais qui ne voulait pas qu’on
fît du mal à une bête devant lui, il interrogea la jeune fille d’un
air ingénu :
« Est-il mort beaucoup de monde, dans
l’explosion du palais d’hiver ?
– Beaucoup trop, répondit tristement Sonia. Et
le seul qui devait mourir a échappé. »
Elle resta silencieuse, comme fâchée, et si
jolie, la tête basse avec ses grands cils dorés battant sa joue
d’un rose pâle, Tartarin s’en voulait de lui avoir fait de la
peine, repris par le charme de jeunesse, de fraîcheur épandu autour
de l’étrange petite créature.
« Donc, monsieur, la guerre que nous
faisons vous semble injuste, inhumaine ? »
Elle lui disait cela de tout près, dans la
caresse de son haleine et de son regard ; et le héros se
sentait faiblir.
« Vous ne croyez pas que toute arme soit
bonne et légitime pour délivrer un peuple qui râle, qui
suffoque ?
– Sans doute, sans doute… »
La jeune fille, plus pressante à mesure que
Tartarin faiblissait :
« Vous parliez de vide à combler tout à
l’heure ; ne vous semble-t-il pas qu’il serait plus noble,
plus intéressant de jouer sa vie pour une grande cause que de la
risquer en tuant des lions ou en escaladant des glaciers ?
– Le fait est… » dit Tartarin grisé, la
tête perdue, tout angoissé par le désir fou, irrésistible, de
prendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante,
qu’elle posait sur son bras comme là-haut, dans la nuit du
Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. À la fin n’y tenant
plus, et saisissant cette petite main gantée entre les siennes.
« Écoutez, Sonia, » dit-il d’une
bonne grosse voix paternelle et familière… « Écoutez,
Sonia… »
Un brusque arrêt du landau l’interrompit. On
arrivait en haut du Brünig ; voyageurs et cochers rejoignaient
leurs voitures pour rattraper le temps perdu et gagner, d’un coup
de galop, le prochain village où l’on devait déjeuner et relayer.
Les trois Russes reprirent leurs places, mais celle de l’Italien
resta inoccupée.
« Ce monsieur est monté dans les
premières voitures », dit Boris au cocher qui
s’informait ; et s’adressant à Tartarin dont l’inquiétude
était visible :
« Il faudra lui réclamer votre
corde ; il a voulu la garder avec lui. »
Là-dessus, nouveaux rires dans le landau et
reprise, pour le brave Tartarin des plus atroces perplexités, ne
sachant que penser, que croire devant la belle humeur, et la mine
ingénue des prétendus assassins. Tout en enveloppant son malade de
manteaux, de plaids, car l’air de la hauteur s’avivait encore de la
vitesse des voitures, Sonia racontait, en russe, sa conversation
avec Tartarin, jetant des pan ! pan ! d’une gentille
intonation que répétaient ses compagnons après elle, les uns
admirant le héros, Manilof hochant la terre, incrédule.
Le relais !
C’est sur la place d’un grand village, une
vieille auberge au balcon de bois vermoulu, à l’enseigne en potence
de fer rouillé. La file des voitures s’arrête là, et pendant qu’on
dételle, les voyageurs affamés se précipitent, envahissent au
premier étage une salle peinte en vert qui sent le moisi, où la
table d’hôte est dressée pour vingt couverts tout au plus. On est
soixante, et l’on entend pendant cinq minutes une bousculade
effroyable, des cris, des altercations véhémentes entre Riz et
Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de l’aubergiste
qui perd la tête comme si tous les jours à la même heure, la poste
ne passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi d’un
égarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moitié
des plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaie
fantaisiste, où les sous blancs de suisse comptent pour cinquante
centimes.
« Si nous déjeunions dans la
voiture ?… » dit Sonia que ce remue-ménage ennuie ;
et comme personne n’a le temps de s’occuper d’eux, les jeunes gens
se chargent du service.
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