Manilof revient brandissant un gigot froid,
Bolibine un pain long et des saucisses ; mais le meilleur
fourrier c’est encore Tartarin. Certes, l’occasion s’offrait belle
pour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha du
relais, de s’assurer tout au moins si l’Italien avait reparu, mais
il n’y a pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la
« petite » et de montrer à Manilof et aux autres ce que
peut un Tarasconnais débrouillard.
Quand il descend le perron de l’hôtel, grave
et le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateau
chargé d’assiettes, de serviettes, victuailles assorties, champagne
suisse au casque doré, Sonia bat des mains, le
complimente :
« Mais comment avez-vous fait ?
– Je ne sais pas… on s’en tire, té !…
Nous sommes tous comme ça Tarascon. »
Oh ! les minutes heureuses. Il comptera
dans la vie du héros ce joli déjeuner en face de Sonia, presque sur
ses genoux, dans un décor d’opérette : la place villageoise
aux verts quinconces sous lesquels éclatent les dorures, les
mousselines des Suissesses en costume se promenant deux à deux
comme des poupées.
Que le pain lui semble bon, et quelles
savoureuses saucisses ! Le ciel lui-même s’est mis de la
partie, clément, doux et voilé, il pleut sans doute, mais si
légèrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper le champagne
suisse, dangereux pour les têtes méridionales.
Sous la véranda de l’hôtel, un quatuor
tyrolien, deux géants et deux naines aux haillons éclatants et
lourds, qu’on dirait échappés à la faillite d’un théâtre de foire,
mêlent leurs coups de gosier : « aou… aou… » au
cliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids, bêtes,
immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin les
trouve délicieux, leur jette des poignées de sous, au grand
ébahissement des villageois qui entourent le landau dételé.
« Fife le Vranze ! » chevrote
une voix dans la foule d’où surgit un grand vieux, vêtu d’un
extraordinaire habit bleu à boutons d’argent dont les basques
balaient la terre, coiffé d’un shako gigantesque en forme de baquet
à choucroute et si lourd avec son grand panache qu’il oblige le
vieux à marcher en balançant les bras comme un équilibriste.
« Fieux soltat… carte royale… Charles
tix. »
Le Tarasconnais, encore aux récits de Bompard,
se met à rire, et tout bas en clignant de l’œil :
« Connu, mon vieux… » mais il lui
donne quand même une pièce blanche et lui verse une rasade que le
vieux accepte en riant et faisant de l’œil, lui aussi, sans savoir
pourquoi. Puis dévissant d’un coin de sa bouche une énorme pipe en
porcelaine, il lève son verre et boit « à la
compagnie ! » ce qui affermit Tartarin dans son opinion
qu’ils ont affaire à un collègue de Bompard.
N’importe ! un toast en vaut un
autre.
Et, debout, dans la voiture, la voix forte, le
verre haut, Tartarin se fait venir les larmes aux yeux en buvant
d’abord : « à la France, à sa patrie… » puis à la
Suisse hospitalière, qu’il est heureux d’honorer publiquement, de
remercier pour l’accueil généreux qu’elle fait à tous les vaincus,
à tous les exilés. Enfin, baissant la voix, le verre incliné vers
ses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer bientôt dans
leur pays, d’y retrouver de bons parents, des amis sûrs, des
carrières honorables et la fin de toutes leurs dissensions, car on
ne peut pas passer sa vie à se dévorer.
Pendant le toast, le frère de Sonia sourit,
froid et railleur derrière ses lunettes blondes ; Manilof, la
nuque en avant, les sourcils gonflés creusant sa ride, se demande
si le gros « barine » ne va pas cesser bientôt ses
bavardages, pendant que Bolibine perché sur le siège et faisant
grimacer sa mine falote, jaune et fripée à la tartare, semble un
vilain petit singe grimpé sur les épaules du Tarasconnais.
Seule, la jeune fille l’écoute, très sérieuse,
essayant de comprendre cet étrange type d’homme. Pense-t-il tout ce
qu’il dit ? A-t-il fait tout ce qu’il raconte ? Est-ce un
fou, un comédien ou seulement un bavard, comme le prétend Manilof
qui, en sa qualité d’homme d’action, donne à ce mot une
signification méprisante ?
L’épreuve se fera tout de suite. Son toast
fini, Tartarin vient de se rasseoir, quand un coup de feu, un
autre, encore un, partis non loin de l’auberge, le remettent debout
tout ému, l’oreille dressée, reniflant la poudre.
« Qui a tiré ?… où est-ce !…
que se passe-t-il ? »
Dans sa caboche inventive défile tout un
drame, l’attaque du convoi à main armée, l’occasion de défendre
l’honneur et la vie de cette charmante demoiselle. Mais non, ces
détonations viennent simplement du Stand, où la jeunesse
du village s’exerce au tir tous les dimanches. Et comme les chevaux
ne sont pas encore attelés, Tartarin propose négligemment d’aller
faire un tour jusque-là. Il a son idée, Sonia la sienne en
acceptant. Guidés par le vieux de la garde royale ondulant sous son
grand shako, ils traversent la place, ouvrent les rangs de la foule
qui les suit curieusement.
Sous son toit de chaume et ses montants de
sapins frais équarris, le stand ressemble, en plus rustique, à un
de nos tirs forains, avec cette différence qu’ici les amateurs
apportent leurs armes, des fusils à baguette d’ancien système et
qu’ils manient assez adroitement.
Muet, les bras croisés, Tartarin juge les
coups, critique tout haut, donne des conseils, mais ne tire pas.
Les Russes l’épient et se font signe.
« Pan… pan… » ricane Bolibine avec
le geste de mettre en joue et l’accent de Tarascon. Tartarin se
retourne, tout rouge et bouffant de colère.
« Parfaitemain, jeune homme…
Pan… pan… Et autant de fois que vous voudrez. »
Le temps d’armer une vieille carabine à double
canon qui a dû servir des générations de chasseurs de chamois…
pan !…… pan !……
C’est fait. Les deux balles sont dans la
mouche. Des hurrahs d’admiration éclatent de toutes parts. Sonia
triomphe, Bolibine ne rit plus.
« Mais ce n’est rien, cela, dit Tartarin…
vous allez voir… »
Le stand ne lui suffit plus, il cherche un
but, quelque chose à abattre, et la foule recule épouvantée devant
cet étrange alpiniste, trapu, farouche, la carabine au poing,
proposant au vieux garde royal de lui casser sa pipe entre les
dents, à cinquante pas. Le vieux pousse des cris épouvantables et
s’égare dans la foule que domine son panache grelottant au-dessus
des têtes serrées. Pas moins, il faut que Tartarin la loge quelque
part, cette balle. « Té, pardi ! comme
Tarascon… » Et l’ancien chasseur de casquettes jetant son
couvre-chef en l’air, de toutes les forces de ses doubles muscles,
tire au vol et le traverse. « Bravo ! » dit Sonia en
piquant dans la petite ouverture faite par la balle au drap de la
casquette le bouquet de montagne qui tantôt caressait sa joue.
C’est avec ce joli trophée que Tartarin
remonta en voiture. La trompe sonne, le convoi s’ébranle, les
chevaux détalent à fond de train sur la descente de Brienz,
merveilleuse route en corniche, ouverte à la mine au bord des
roches, et que des boute-roues espacés de deux mètres séparent d’un
abîme de plus de mille pieds ; mais Tartarin ne voit plus le
danger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallée de
Meiringen baignée d’une claire buée d’eau, avec sa rivière aux
lignes droites, le lac, des villages qui se massent dans
l’éloignement et tout un horizon de montagnes, de glaciers
confondus parfois avec les nuées ou se déplaçant aux détours du
chemin, s’écartant, se découvrant connue les pièces remuées d’un
décor.
Amolli de pensées tendres, le héros admire
cette jolie enfant en face de lui, songe que la gloire n’est qu’un
demi-bonheur, que c’est triste de vieillir seul par trop de
grandeur, comme Moïse, et que cette frileuse fleur du Nord,
transplantée dans le petit jardin de Tarascon, en égaierait la
monotonie, autrement bonne à voir et à respirer que l’éternel
baobab, l’arbos gigantea, minusculement empoté. Avec ses
yeux d’enfant, son large front pensif et volontaire, Sonia le
regarde aussi et rêve ; mais sait-on jamais à quoi rêvent les
jeunes filles ?
VII
LES NUITS DE TARASCON. – OÙ EST-IL ? – ANXIÉTÉ. – LES
CIGALES DU COURS REDEMANDENT TARTARIN. – MARTYRS D’UN GRAND SAINT
TARASCONNAIS. – LE CLUB DES ALPINES. – CE QUI SE PASSAIT À LA
PHARMACIE DE LA PLACETTE. – À MOI, BÉZUQUET !
« Une lettre, monsieur Bézuquet… Ça vient
de Suisse, vé !… de Suisse ! » criait le facteur
joyeusement de l’autre bout de la placette, agitant quelque chose
en l’air et se hâtant dans le jour qui tombait.
Le pharmacien, qui prenait le frais en bras de
chemise devant sa porte, bondit, saisit la lettre avec des mains
folles, l’emporta dans son antre aux odeurs variées d’élixirs et
d’herbes sèches, mais ne l’ouvrit que le facteur parti, lesté et
rafraîchi d’un verre du délicieux sirop de cadavre, en récompense
de la bonne nouvelle.
Quinze jours que Bézuquet l’attendait, cette
lettre de Suisse, quinze jours qu’il la guettait avec
angoisse ! Maintenant, la voilà. Et rien qu’à regarder la
petite écriture trapue et déterminée de l’enveloppe, le nom du
bureau de poste : « Interlaken », et le large timbre
violet de « l’hôtel Jungfrau, tenu par Meyer », des
larmes gonflaient ses yeux, faisaient trembler ses lourdes
moustaches de corsaire barbaresque où susurrait un petit sifflotis
bon enfant.
« Confidentiel.
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