On lui apprit qu’il était à table : « Menez-moi vers lui, zou ! » et ce fut dit d’une telle autorité que, malgré la respectueuse répugnance qu’on témoignait pour déranger un si important personnage, une servante mena l’Alpiniste par tout l’hôtel, où son passage souleva quelque stupeur, vers le précieux courrier, mangeant à part, dans une petite salle sur la cour.

« Monsieur, dit Tartarin en entrant, son piolet sur l’épaule, excusez-moi si... »

Il s’arrêta stupéfait, pendant que le courrier, long, sec, la serviette au menton dans le nuage odorant d’une assiettée de soupe chaude, lâchait sa cuillère.

«  ! Monsieur Tartarin...

–  Bompard. »

C’était Bompard, l’ancien gérant du Cercle, bon garçon, mais affligé d’une imagination fabuleuse qui l’empêchait de dire un mot de vrai et l’avait fait surnommer à Tarascon : l’Imposteur. Qualifié d’imposteur, à Tarascon, jugez ce que cela doit être ! Et voilà le guide incomparable, le grimpeur des Alpes, de l’Himalaya, des monts de la Lune !

« Oh ! alors, je comprends... » fit Tartarin un peu déçu mais joyeux quand même de retrouver une figure du pays et le cher, le délicieux accent du Cours.

« Différemment, monsieur Tartarin, vous dînez avec moi, qué ? »

Tartarin s’empressa d’accepter, savourant le plaisir de s’asseoir à une petite table intime, deux couverts face à face, sans le moindre compotier litigieux, de pouvoir trinquer, parler en mangeant, et en mangeant d’excellentes choses, soignées et naturelles, car MM. les courriers sont admirablement traités par les aubergistes, servis à part, des meilleurs vins et de mets d’extra.

Et il y en eut des « au moins », « pas moins », « différemment » !

« Alors, mon bon, c’est vous que j’entendais cette nuit, là-haut, sur la plate-forme ?...

– Et ! parfaitemain... Je faisais admirer à ces demoiselles... C’est beau, pas vrai, ce soleil levant sur les Alpes ?

– Superbe ! » fit Tartarin, d’abord sans conviction, pour ne pas le contrarier, mais emballé au bout d’une minute ; et c’était étourdissant d’entendre les deux Tarasconnais célébrer avec enthousiasme les splendeurs qu’on découvre du Rigi. On aurait dit Joanne alternant avec Baedeker.

Puis, à mesure que le repas avançait, la conversation devenait plus intime, pleine de confidences, d’effusions, de protestations qui mettaient de bonnes larmes dans leurs yeux de Provence, brillants et vifs, gardant toujours en leur facile émotion une pointe de farce et de raillerie. C’est par là seulement que les deux amis se ressemblaient ; l’un aussi sec, mariné, tanné, couturé de ces fronces spéciales aux grimes de profession, que l’autre était petit, râblé, de teint lisse et de sang reposé.

Il en avait tant vu ce pauvre Bompard, depuis son départ du Cercle : cette imagination insatiable qui l’empêchait de tenir en place l’avait roulé sous tant de soleils, de fortunes diverses ! Et il racontait ses aventures, dénombrait toutes les belles occasions de s’enrichir qui lui avaient craqué, là, dans la main, comme sa dernière invention d’économiser au budget de la guerre la dépense des godillots... « Savez-vous comment ?... Oh ! mon Dieu, c’est bien simple... en faisant ferrer les pieds des militaires.

– Outre !... » dit Tartarin épouvanté.

Bompard continuait, toujours très calme, avec cet air fou à froid qu’il avait :

« Une grande idée, n’est-ce pas ? Eh ! bé, au ministère, ils ne m’ont seulement pas répondu... Ah ! mon pauvre monsieur Tartarin, j’en ai eu de mauvais moments, j’en ai mangé du pain de misère, avant d’être entré au service de la Compagnie...

– La Compagnie ? »

Bompard baissa la voix discrètement.

« Chut ! tout à l’heure, pas ici... » Puis reprenant son intonation naturelle : « Et autrement, vous autres, à Tarascon, qu’est-ce qu’on fait ? Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous amène dans nos montagnes... »

Ce fut à Tartarin de s’épancher. Sans colère, mais avec cette mélancolie de déclin, cet ennui dont sont atteints en vieillissant les grands artistes, les femmes très belles, tous les conquérants de peuples et de cœurs, il dit la défection de ses compatriotes, le complot tramé pour lui enlever la présidence, et le parti qu’il avait pris de faire acte d’héroïsme, une grande ascension, la bannière tarasconnaise plus haut qu’on ne l’avait jamais plantée, de prouver enfin aux alpinistes de Tarascon qu’il était toujours digne... toujours digne... L’émotion l’étreignait, il dut se taire, puis :

« Vous me connaissez, Gonzague... » Et rien ne saurait rendre ce qu’il mettait d’effusion, de caresse rapprochante, dans ce prénom troubadouresque de Bompard. C’était comme une façon de serrer ses mains, de se le mettre plus près du cœur... « Vous me connaissez, qué ! vous savez si j’ai boudé quand il s’est agi de marcher au lion ; et, pendant la guerre, quand nous avons organisé ensemble la défense du Cercle... »

Bompard hocha la tête avec une mimique terrible ; il croyait y être encore.

« Eh bien ! mon bon, ce que les lions, ce que les canons Krupp n’avaient pu faire, les Alpes y sont arrivées... J’ai peur.

– Ne dites pas cela, Tartarin !

– Pourquoi ? fit le héros avec une grande douceur... Je le dis, parce que cela est... »

Et tranquillement, sans pose, il avoua l’impression que lui avait faite le dessin de Doré, cette catastrophe du Cervin restée dans ses yeux. Il craignait des périls pareils ; et c’est ainsi qu’entendant parler d’un guide extraordinaire, capable de les lui éviter, il était venu se confier à lui.

Du ton le plus naturel, il ajouta :

« Vous n’avez jamais été guide, n’est-ce pas, Gonzague ?

– Hé ! si, répondit Bompard en souriant... Seulement je n’ai pas fait tout ce que j’ai raconté...

– Bien entendu ! » approuva Tartarin.

Et l’autre entre ses dents :

« Sortons un moment sur la route, nous serons plus libres pour causer. »

La nuit venait, un souffle tiède, humide, roulait des flocons noirs sur le ciel où le couchant avait laissé de vagues poussières grises. Ils allaient à mi-côte, dans la direction de Fluelen, croisant des ombres muettes de touristes affamés qui rentraient à l’hôtel, ombres eux-mêmes, sans parler, jusqu’au long tunnel qui coupe la route, ouvert de baies en terrasse du côté du lac.

« Arrêtons-nous ici... » entonna la voix creuse de Bompard, qui résonna sous la voûte comme un coup de canon. Et assis sur le parapet, ils contemplèrent l’admirable vue du lac, des dégringolades de sapins et de hêtres, noirs, serrés, en premier plan, derrière, des montagnes plus hautes, aux sommets en vagues, puis d’autres encore d’une confusion bleuâtre comme des nuées ; au milieu la traînée blanche, à peine visible, d’un glacier figé dans les creux, qui tout à coup s’illuminait de feux irisés, jaunes, rouges, verts. On éclairait la montagne de flammes de bengale.

De Fluelen, des fusées montaient, s’égrenaient en étoiles multicolores, et des lanternes vénitiennes allaient, venaient sur le lac dont les bateaux restaient invisibles, promenant de la musique et des gens de fête.

Un vrai décor de féerie dans l’encadrement des murs de granit, réguliers et froids, du tunnel.

« Quel drôle de pays, pas moins, que cette Suisse... » s’écria Tartarin.

Bompard se mit à rire.

« Ah ! vaï, la Suisse... D’abord, il n’y en a pas de Suisse ! »

 

 

V

 

Confidences sous un tunnel.

 

« La Suisse, à l’heure qu’il est, vé ! monsieur Tartarin, n’est plus qu’un vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, où l’on vient se distraire des quatre parties du monde et qu’exploite une compagnie richissime à centaines de millions de milliasses, qui a son siège à Genève et à Londres. Il en fallait de l’argent, figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout ce territoire, lacs, forêts, montagnes et cascades, entretenir un peuple d’employés, de comparses, et sur les plus hautes cimes installer des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes, téléphones !...

– C’est pourtant vrai, songe tout haut Tartarin qui se rappelle le Rigi.

– Si c’est vrai !... Mais vous n’avez rien vu... Avancez un peu dans le pays, vous ne trouverez pas un coin qui ne soit truqué, machiné comme les dessous de l’Opéra ; des cascades éclairées a giorno, des tourniquets à l’entrée des glaciers, et, pour les ascensions, des tas de chemins de fer hydrauliques ou funiculaires. Toutefois, la Compagnie, songeant à sa clientèle d’Anglais et d’Américains grimpeurs, garde à quelques Alpes fameuses, la Jungfrau, le Moine, le Finsteraarhorn, leur apparence dangereuse et farouche, bien qu’en réalité, il n’y ait pas plus de risques là qu’ailleurs.

– Pas moins, les crevasses, mon bon, ces horribles crevasses... Si vous tombez dedans ?

– Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin, et vous ne vous faites pas de mal ; il y a toujours en bas, au fond, un portier, un chasseur, quelqu’un qui vous relève, vous brosse, vous secoue et gracieusement s’informe : « Monsieur n’a pas de bagages ?...

– Qu’est-ce que vous me chantez là, Gonzague ? »

Et Bompard redoublant de gravité :

« L’entretien de ces crevasses est une des plus grosses dépenses de la Compagnie. »

Un moment de silence sous le tunnel dont les environs sont accalmis. Plus de feux variés, de poudre en l’air, de barques sur l’eau ; mais la lune s’est levée et fait un autre paysage de convention, bleuâtre, fluidique, avec des pans d’une ombre impénétrable...

Tartarin hésite à croire son compagnon sur parole.