Pourtant il réfléchit à tout ce qu’il a vu déjà d’extraordinaire en quatre jours, le soleil du Rigi, la farce de Guillaume Tell ; et les inventions de Bompard lui paraissent d’autant plus vraisemblables que dans tout Tarasconnais le hâbleur se double d’un gobeur.

« Différemment, mon bon ami, comment expliquez-vous ces catastrophes épouvantables... celle du Cervin, par exemple !...

– Il y a seize ans de cela, la Compagnie n’était pas constituée, monsieur Tartarin.

– Mais, l’année dernière encore, l’accident du Wetterhorn, ces deux guides ensevelis avec leurs voyageurs !...

– Il faut bien, té, pardi !... pour amorcer les alpinistes... Une montagne où l’on ne s’est pas un peu cassé la tête, les Anglais n’y viennent plus... Le Wetterhorn périclitait depuis quelque temps ; avec ce petit fait divers, les recettes ont remonté tout de suite.

– Alors, les deux guides ?...

– Se portent aussi bien que les voyageurs ; on les a seulement fait disparaître, entretenus à l’étranger pendant six mois... Une réclame qui coûte cher, mais la Compagnie est assez riche pour s’offrir cela.

– Écoutez, Gonzague... »

Tartarin s’est levé, une main sur l’épaule de l’ancien gérant :

« Vous ne voudriez pas qu’il m’arrivât malheur, qué ?... Eh bien ! parlez-moi franchement... vous connaissez mes moyens comme alpiniste, ils sont médiocres.

– Très médiocres, c’est vrai !

– Pensez-vous cependant que je puisse, sans trop de danger, tenter l’ascension de la Jungfrau ?

– J’en répondrais, ma tête dans le feu, monsieur Tartarin... Vous n’avez qu’à vous fier au guide, vé !

– Et si j’ai le vertige ?

– Fermez les yeux.

– Si je glisse ?

– Laissez-vous faire... C’est comme au théâtre... Il y a des praticables... On ne risque rien...

– Ah ! si je vous avais là pour me le dire, pour me le répéter... Allons, mon brave, un bon mouvement, venez avec moi... »

Bompard ne demanderait pas mieux, pécaïré ! mais il a ses Péruviens sur les bras jusqu’à la fin de la saison ; et comme son ami s’étonne de lui voir accepter ces fonctions de courrier, de subalterne :

« Que voulez-vous, monsieur Tartarin ?... C’est dans notre engagement... La Compagnie a le droit de nous employer comme bon lui semble. »

Le voilà comptant sur ses doigts tous ses avatars divers depuis trois ans... guide dans l’Oberland, joueur de cor des Alpes, vieux chasseur de chamois, ancien soldat de Charles X, pasteur protestant sur les hauteurs...

« Quès aco ? » demande Tartarin surpris.

Et l’autre de son air tranquille :

« Bé ! oui. Quand vous voyagez dans la Suisse allemande, des fois vous apercevez à des hauteurs vertigineuses un pasteur prêchant en plein air, debout sur une roche ou dans une chaire rustique en tronc d’arbre. Quelques bergers, fromagers, à la main leurs bonnets de cuir, des femmes coiffées et costumées selon le canton, se groupent autour avec des poses pittoresques ; et le paysage est joli, des pâturages verts ou frais moissonnés, des cascades jusqu’à la route et des troupeaux aux lourdes cloches sonnant à tous les degrés de la montagne. Tout ça, vé ! c’est du décor, de la figuration. Seulement, il n’y a que les employés de la Compagnie, guides, pasteurs, courriers, hôteliers qui soient dans le secret, et leur intérêt est de ne pas l’ébruiter de peur d’effaroucher la clientèle. »

L’Alpiniste reste abasourdi, muet, le comble chez lui de la stupéfaction. Au fond, quelque doute qu’il ait de la véracité de Bompard, il se sent rassuré, plus calme sur les ascensions alpestres, et bientôt l’entretien se fait joyeux. Les deux amis parlent de Tarascon, de leurs bonnes parties de rire d’autrefois, quand on était plus jeune.

« À propos de galéjade[4], dit subitement Tartarin, ils m’en ont fait une bien bonne au Rigi-Kulm... Figurez-vous que ce matin... » et il raconte la lettre piquée à sa glace, la récite avec emphase : « Français du diable... C’est une mystification, qué ?...

– On ne sait pas... Peut-être... » dit Bompard qui semble prendre la chose plus sérieusement que lui. Il s’informe si Tartarin, pendant son séjour au Rigi, n’a eu d’histoire avec personne, n’a pas dit un mot de trop.

« Ah ! vaï, un mot de trop ! Est-ce qu’on ouvre seulement la bouche avec tous ces Anglais, Allemands, muets comme des carpes sous prétexte de bonne tenue ! »

À la réflexion, pourtant, il se souvient d’avoir rivé son clou, et vertement, à une espèce de Cosaque, un certain Mi... Milanof.

« Manilof, corrige Bompard.

– Vous le connaissez ?... De vous à moi, je crois que ce Manilof m’en voulait à cause d’une petite Russe...

– Oui, Sonia... murmure Bompard soucieux...

– Vous la connaissez aussi ? Ah ! mon ami, la perle fine, le joli petit perdreau gris !

– Sonia de Wassilief... C’est elle qui a tué d’un coup de revolver, en pleine rue, le général Felianine, le président du Conseil de guerre qui avait condamné son frère à la déportation perpétuelle. »

Sonia assassin ! cette enfant, cette blondinette... Tartarin ne veut y croire.