Mais Bompard précise, donne des détails sur l’aventure, du reste bien connue. Depuis deux ans Sonia habite Zurich, où son frère Boris, échappé de Sibérie, est venu la rejoindre, la poitrine perdue ; et, tout l’été, elle le promène au bon air dans la montagne. Le courrier les a souvent rencontrés, escortés d’amis qui sont tous des exilés, des conspirateurs. Les Wassilief, très intelligents, très énergiques, ayant encore quelque fortune, sont à la tête du parti nihiliste avec Bolibine, l’assassin du préfet de police, et ce Manilof qui, l’an dernier, a fait sauter le palais d’hiver.
« Boufre ! dit Tartarin, on a de drôles de voisins au Rigi. »
Mais en voilà bien d’une autre. Bompard ne va-t-il pas s’imaginer que la fameuse lettre est venue de ces jeunes gens ; il reconnaît les procédés nihilistes. Le czar, tous les matins, trouve de ces avertissements, dans son cabinet, sous sa serviette...
« Mais enfin, dit Tartarin en pâlissant, pourquoi ces menaces ? Qu’est-ce que je leur ai fait ? »
Bompard pense qu’on l’a pris pour un espion.
« Un espion, moi !
– Bé oui ! » Dans tous les centres nihilistes, à Zurich, à Lausanne, Genève, la Russie entretient à grands frais une nombreuse surveillance ; depuis quelque temps même, elle a engagé l’ancien chef de la police impériale française avec une dizaine de Corses qui suivent et observent tous les exilés russes, se servent de mille déguisements pour les surprendre. La tenue de l’Alpiniste, ses lunettes, son accent, il n’en fallait pas plus pour le confondre avec un de ces agents.
« Coquin de sort ! vous m’y faites penser, dit Tartarin... ils avaient tout le temps sur leurs talons un sacré ténor italien... Ce doit être un mouchard, bien sûr... Différemment, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?
– Avant tout, ne plus vous trouver sur le chemin de ces gens-là, puisqu’on vous prévient qu’il vous arriverait malheur.
– Ah ! vaï, malheur... Le premier qui m’approche, je lui fends la tête avec mon piolet. »
Et dans l’ombre du tunnel les yeux du Tarasconnais s’enflamment. Mais Bompard, moins rassuré que lui, sait que la haine de ces nihilistes est terrible, s’attaque en dessous, creuse et trame. On a beau être un lapin comme le président, allez donc vous méfier du lit d’auberge où l’on couche, de la chaise où l’on s’assied, de la rampe de paquebot qui cédera tout à coup pour une chute mortelle. Et les cuisines préparées, le verre enduit d’un poison invisible.
« Prenez garde au kirsch de votre gourde, au lait mousseux que vous apporte le vacher en sabots. Ils ne reculent devant rien, je vous dis.
– Alors, quoi ? Je suis fichu ! » gronde Tartarin ; puis saisissant la main de son compagnon :
« Conseillez-moi, Gonzague. »
Après une minute de réflexion, Bompard lui trace son programme. Partir le lendemain de bonne heure, traverser le lac, le col du Brünig, coucher le soir à Interlaken. Le jour suivant Grindelwald et la petite Scheideck. Le surlendemain, la Jungfrau ! Puis, en route pour Tarascon, sans perdre une heure, sans se retourner.
« Je partirai demain, Gonzague... » fait le héros d’une voix mâle avec un regard d’effroi au mystérieux horizon que recouvre la pleine nuit, au lac qui semble recéler pour lui toutes les trahisons dans son calme glacé de pâles reflets...
Le col du Brünig. – Tartarin tombe aux mains des nihilistes. – Disparition d’un ténor italien et d’une corde fabriquée en Avignon. – Nouveaux exploits du chasseur de casquettes. – Pan ! pan !
« Mondez... mondez donc !
– Mais où, qué diable, faut-il que je monte ? tout est plein... Ils ne veulent de moi nulle part... »
C’était à la pointe extrême du lac des Quatre-Cantons, sur ce rivage d’Alpnach, humide, infiltré comme un delta, où les voitures de la poste s’organisent en convoi et prennent les voyageurs à la descente du bateau pour leur faire traverser le Brünig.
Une pluie fine, en pointes d’aiguilles, tombait depuis le matin ; et le bon Tartarin, empêtré de son fourniment, bousculé par les postiers, les douaniers, courait de voiture en voiture, sonore et encombrant comme cette homme-orchestre de nos fêtes foraines, dont chaque mouvement met en branle un triangle, une grosse caisse, un chapeau chinois, des cymbales. À toutes les portières l’accueillait le même cri d’effroi, le même « Complet ! » rébarbatif grogné dans tous les dialectes, le même hérissement en boule pour tenir le plus de place possible et empêcher de monter un si dangereux et retentissant compagnon.
Le malheureux suait, haletait, répondait par des « Coquin de bon sort ! » et des gestes désespérés à la clameur impatience du convoi : « En route ! – All right ! – Andiamo ! – Vorwärtz ! » Les chevaux piaffaient, les cochers juraient. À la fin le conducteur de la poste, un grand rouge en tunique et casquette plate, s’en mêla lui-même, et, ouvrant de force la portière d’un landau à demi couvert, poussa Tartarin, le hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le garde-crotte, la main tendue pour son trinkgeld.
Humilié, furieux contre les gens de la voiture qui l’acceptaient manu militari, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfonçait son porte-monnaie dans sa poche, calait son piolet à côté de lui avec des mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, à croire qu’il descendait du packet de Douvres à Calais.
« Bonjour, monsieur... » dit une voix douce déjà entendue.
Il leva les yeux, resta saisi, terrifié devant la jolie figure ronde et rose de Sonia, assise en face de lui, sous l’auvent du landau où s’abritait aussi un grand garçon enveloppé de châles, de couvertures, et dont on ne voyait que le front d’une pâleur livide parmi quelques boucles de cheveux menus et dorés comme les tiges de ses lunettes de myope ; le frère, sans doute. Un troisième personnage que Tartarin connaissait trop celui-là, les accompagnait, Manilof, l’incendiaire du palais impérial.
Sonia, Manilof, quelle souricière !
C’est maintenant qu’ils allaient accomplir leur menace, dans ce col du Brünig si escarpé, entouré d’abîmes. Et le héros, par une de ces épouvantes en éclair qui montrent le danger à fond, se vit étendu sur la pierraille d’un ravin, balancé au plus haut d’un chêne. Fuir ? où, comment ? Voici que les voitures s’ébranlaient, détalaient à la file au son de la trompe, une nuée de gamins présentant aux portières des petits bouquets d’edelweiss. Tartarin affolé eut envie de ne pas attendre, de commencer l’attaque en crevant d’un coup d’alpenstock le cosaque assis à son côté ; puis, à la réflexion, il trouva plus prudent de s’abstenir.
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