Des pentes mornes dénudées, de grands éboulis de roche qu’il escaladait sur les genoux de peur de tomber ; des fondrières pleines d’une boue jaune qu’il traversait lentement, tâtant devant lui avec l’alpenstock, levant le pied comme un rémouleur. À chaque instant, il regardait la boussole en breloque à son large cordon de montre ; mais, soit l’altitude ou les variations de la température, l’aiguille semblait affolée. Et nul moyen de s’orienter avec l’épais brouillard jaune empêchant de voir à dix pas, traversé depuis un moment d’un verglas fourmillant et glacial qui rendait la montée de plus en plus difficile.
Tout à coup il s’arrêta, le sol blanchissait vaguement devant lui... Gare les yeux !...
Il arrivait dans la région des neiges...
Tout de suite il tira ses lunettes de leur étui, les assujettit solidement. La minute était solennelle. Un peu ému, fier tout de même, il sembla à Tartarin que, d’un bond, il s’était élevé de 1000 mètres vers les cimes et les grands dangers.
Il n’avança plus qu’avec précaution, rêvant des crevasses et des rotures dont lui parlaient ses livres et, dans le fond de son cœur, maudissant les gens de l’auberge qui lui avaient conseillé de monter tout droit et sans guides. Au fait, peut-être s’était-il trompé de montagne ! Plus de six heures qu’il marchait, quand le Rigi ne demandait que trois heures. Le vent soufflait, un vent froid qui faisait tourbillonner la neige dans la brume crépusculaire.
La nuit allait le surprendre. Où trouver une hutte, seulement l’avancée d’une roche pour s’abriter ? Et tout à coup il aperçut devant lui, sur le terre-plein sauvage et nu, une espèce de chalet en bois, bandé d’une pancarte aux lettres énormes qu’il déchiffra péniblement : « PHO...TO...GRA...PHIE DU RI...GI...KULM ». En même temps, l’immense hôtel aux trois cents fenêtres lui apparaissait un peu plus loin entre les lampadaires de fête qui s’allumaient dans le brouillard.
« Quès aco ?... Qui vive ?... » fit le Tarasconnais l’oreille tendue, les yeux écarquillés dans les ténèbres.
Des pas couraient par tout l’hôtel, avec des claquements de portes, des souffles haletants, des cris : « Dépêchez-vous ! » tandis qu’au dehors sonnaient comme des appels de trompe et que de brusques montées de flammes illuminaient vitres et rideaux.
Le feu !...
D’un bond il fut hors du lit, chaussé, vêtu, dégringolant l’escalier où le gaz brûlait encore et que descendait tout un essaim bruissant de misses coiffées à la hâte, serrées dans des châles verts, des fichus de laine rouge, tout ce qui leur était tombé sous la main en se levant.
Tartarin, pour se réconforter lui-même et rassurer ces demoiselles, criait en se précipitant et bousculant tout le monde : « Du sang-froid ! du sang-froid ! » avec une voix de goéland, blanche, éperdue, une de ces voix comme on en a dans les rêves, à donner la chair de poule aux plus braves. Et comprenez-vous ces petites misses qui riaient en le regardant, semblaient le trouver très drôle. On n’a aucune notion du danger, à cet âge !
Heureusement, le vieux diplomate venait derrière elles, très sommairement vêtu d’un pardessus que dépassaient des caleçons blancs et des bouts de cordonnets.
Enfin, voilà un homme !...
Tartarin courut à lui en agitant les bras : « Ah ! monsieur le baron, quel malheur !... Savez-vous quelque chose ?... Où est-ce ?... Comment a-t-il pris ?
– Qui ? Quoi ?... » bégayait le baron ahuri, sans comprendre.
« Mais, le feu...
– Quel feu ?... »
Le pauvre homme avait une mine si extraordinairement déprimée et stupide que Tartarin l’abandonna et s’élança dehors brusquement pour « organiser les secours » !
« Des secours ! » répétait le baronet et, après lui, cinq ou six garçons de salle qui dormaient debout dans l’antichambre et s’entre-regardèrent, absolument égarés... « Des secours !... »
Au premier pas dehors, Tartarin s’aperçut de son erreur. Pas le moindre incendie. Un froid de loup, la nuit profonde à peine éclaircie des torches de résine qu’on agitait çà et là et qui faisaient sur la neige de grandes traces sanglantes.
Au bas du perron, un joueur de cor des Alpes mugissait sa plainte modulée, un monotone ranz des vaches à trois notes avec lequel il est d’usage, au Rigi-Kulm, de réveiller les adorateurs du soleil et de leur annoncer la prochaine apparition de l’astre.
On prétend qu’il se montre parfois à son premier réveil à la pointe extrême de la montagne, derrière l’hôtel. Pour s’orienter, Tartarin n’eut qu’à suivre le long éclat de rire des misses qui passaient près de lui. Mais il allait plus lentement encore plein de sommeil et les jambes lourdes de ses six heures d’ascension.
« C’est vous, Manilof ?... dit tout à coup dans l’ombre une voix claire, une voix de femme... Aidez-moi donc... J’ai perdu mon soulier. »
Il reconnut le gazouillis étranger de sa petite voisine de table, dont il cherchait la fine silhouette dans le pâle reflet blanc montant du sol.
« Ce n’est pas Manilof, mademoiselle, mais si je puis vous être utile... »
Elle eut un petit cri de surprise et de peur, un geste de recul que Tartarin n’aperçut pas, déjà penché, tâtant l’herbe rase et craquante autour de lui.
« Té, pardi ! le voilà... » s’écria-t-il joyeusement. Il secoua la fine chaussure que la neige poudrait à frimas, mit un genou à terre, dans le froid et l’humide, de la façon la plus galante, et demanda pour récompense l’honneur de chausser Cendrillon.
Celle-ci, plus farouche que dans le conte, répondit par un « non » très sec, et sautillait, essayant de réintégrer son bas de soie dans le soulier mordoré ; mais elle n’y serait jamais parvenue sans l’aide du héros, tout ému de sentir une minute cette main mignonne effleurer son épaule.
« Vous avez de bons yeux... ajouta-t-elle en manière de remerciement, pendant qu’ils marchaient à tâtons, côte à côte.
– L’habitude de l’affût, mademoiselle.
– Ah ! vous êtes chasseur ? »
Elle dit cela avec un accent railleur, incrédule.
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