Tartarin n’aurait eu qu’à se nommer pour la convaincre, mais, comme tous les porteurs de noms illustres, il gardait une discrétion, une coquetterie ; et, voulant graduer la surprise :

« Je suis chasseur, effétivemain... »

Elle continua sur le même ton d’ironie :

« Et quel gibier chassez-vous donc, de préférence ?

– Les grands carnassiers, les grands fauves... fit Tartarin, croyant l’éblouir.

– En trouvez-vous beaucoup sur le Rigi ? »

Toujours galant et à la riposte, le Tarasconnais allait répondre que, sur le Rigi, il n’avait rencontré que des gazelles, quand sa réplique fut coupée par l’approche de deux ombres qui appelaient.

« Sonia... Sonia...

– J’y vais... » dit-elle ; et se tournant vers Tartarin dont les yeux, faits à l’obscurité, distinguaient sa pâle et jolie figure sous une mantille en manola, elle ajouta, sérieuse cette fois :

« Vous faites une chasse dangereuse, mon bonhomme... prenez garde d’y laisser vos os...

Et, tout de suite, elle disparut dans le noir avec ses compagnons.

Plus tard l’intonation menaçante qui soulignait ces paroles devait troubler l’imagination du méridional ; mais, ici, il fut seulement vexé de ce mot de « bonhomme » jeté à son embonpoint grisonnant et du brusque départ de la jeune fille juste au moment où il allait se nommer, jouir de sa stupéfaction.

Il fit quelques pas dans la direction où le groupe s’éloignait, entendit une rumeur confuse, les toux, les éternuements des touristes attroupés qui attendaient avec impatience le lever du soleil, quelques-uns des plus braves grimpés sur un petit belvédère dont les montants, ouatés de neige, se distinguaient en blanc dans la nuit finissante.

Une lueur commençait à éclaircir l’Orient, saluée d’un nouvel appel de cor des Alpes et de ce « ah ! » soulagé que provoque au théâtre le troisième coup pour lever le rideau. Mince comme la fente d’un couvercle, elle s’étendait, cette lueur, élargissait l’horizon ; mais en même temps montait de la vallée un brouillard opaque et jaune, une buée plus pénétrante et plus épaisse à mesure que le jour venait. C’était comme un voile entre la scène et les spectateurs.

Il fallait renoncer aux gigantesques effets annoncés sur les Guides. En revanche, les tournures hétéroclites des danseurs de la veille arrachés au sommeil se découpaient en ombres chinoises, falotes et cocasses ; des châles, des couvertures, jusqu’à des courtines de lit les recouvraient. Sous des coiffures variées, bonnets de soie ou de coton, capelines, toques, casquettes à oreilles, c’étaient des faces effarées, bouffies, des têtes de naufragés perdus sur un îlot en pleine mer et guettant une voile au large de tous leurs yeux écarquillés.

Et rien, toujours rien !

Pourtant certains s’évertuaient à distinguer des cimes dans un élan de bonne volonté et, tout en haut du belvédère, on entendait les gloussements de la famille péruvienne serrée autour d’un grand diable, vêtu jusqu’aux pieds de son ulster à carreaux, qui détaillait imperturbablement l’invisible panorama des Alpes bernoises, nommant et désignant à voix haute les sommets perdus dans la brume :

« Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn, quatre mille deux cent soixante-quinze mètres... le Schreckhorn, le Wetterhorn, le Moine, la Jungfrau, dont je signale à ces demoiselles les proportions élégantes...

– Bé ! vrai ! en voilà un qui ne manque pas de toupet !... » se dit le Tarasconnais, puis à la réflexion : « Je connais cette voix, pas mouain. »

Il reconnaissait surtout l’accent, cet assent du Midi qui se distingue de loin comme l’odeur de l’ail ; mais tout préoccupé de retrouver sa jeune inconnue, il ne s’arrêta pas, continua d’inspecter les groupes sans succès. Elle avait dû rentrer à l’hôtel, comme ils faisaient tous, fatigués de rester à grelotter, à battre la semelle.

Des dos ronds, des tartans dont les franges balayaient la neige s’éloignaient, disparaissaient dans le brouillard de plus en plus épaissi. Bientôt il ne resta plus, sur le plateau froid et désolé d’une aube grise, que Tartarin et le joueur de cor des Alpes qui continuait à souffler mélancoliquement dans l’énorme bouquin, comme un chien qui aboie à la lune.

C’était un petit vieux à longue barbe, coiffé d’un chapeau tyrolien orné de glands verts lui tombant dans le dos, et portant, comme toutes les casquettes de service de l’hôtel, le Regina montium en lettres dorées. Tartarin s’approcha pour lui donner son pourboire, ainsi qu’il l’avait vu faire aux autres touristes.

« Allons nous coucher, mon vieux », dit-il ; et, lui tapant sur l’épaule avec sa familiarité tarasconnaise : « Une fière blague, qué ! le soleil du Rigi. »

Le vieux continua de souffler dans sa corne, achevant sa ritournelle à trois notes avec un rire muet qui plissait le coin de ses yeux et secouait les glands verts de sa coiffure.

Tartarin, malgré tout, ne regrettait pas sa nuit. La rencontre de la jolie blonde le dédommageait du sommeil interrompu ; car, tout près de la cinquantaine, il avait encore le cœur chaud, l’imagination romanesque, un ardent foyer de vie. Remonté chez lui, les yeux fermés pour se rendormir, il croyait sentir dans sa main le petit soulier menu si léger, entendre les petits cris sautillants de la jeune fille : « Est-ce vous, Manilof ?... »

Sonia... quel joli nom !... Elle était Russe certainement ; et ces jeunes gens voyageant avec elle, des amis de son frère, sans doute... Puis tout se brouilla, le joli minois frisé en or alla rejoindre d’autres visions flottantes et assoupies, pentes du Rigi, cascades en panaches ; et bientôt le souffle héroïque du grand homme, sonore et rythmé, emplit la petite chambre et une bonne partie du corridor...

Au moment de descendre, sur le premier coup du déjeuner, Tartarin s’assurait que sa barbe était bien brossée et qu’il n’avait pas trop mauvaise mine dans son costume d’alpiniste, quand tout à coup il tressaillit. Devant lui, grande ouverte et collée à la glace par deux pains à cacheter, une lettre anonyme étalait les menaces suivantes :

 

« Français du diable, ta défroque te cache mal. On te fait grâce encore ce coup-ci, mais si tu te retrouves sur notre passage, prends garde. »

 

Ébloui, il relut deux ou trois fois sans comprendre. À qui, à quoi prendre garde ? Comment cette lettre était-elle venue là ? Évidemment pendant son sommeil, car il ne l’avait pas aperçue au retour de sa promenade aurorale. Il sonna la fille de service, une grosse face blafarde et plate, trouée de petite vérole, un vrai pain de gruyère, dont il ne put rien tirer d’intelligible sinon qu’elle était de « pon famille » et n’entrait jamais dans les chambres pendant que les messieurs ils y étaient.

« Quelle drôle de chose, pas moins ! » disait Tartarin tournant et retournant sa lettre, très impressionné. Un moment le nom de Costecalde lui traversa l’esprit : Costecalde instruit de ses projets d’ascension et essayant de l’en détourner par des manœuvres, des menaces. À la réflexion, cela lui parut invraisemblable, il finit par se persuader que cette lettre était une farce... peut-être les petites misses qui lui riaient au nez de si bon cœur... elles sont si libres, ces jeunes filles anglaises et américaines !

Le second coup sonnait. Il cacha la lettre anonyme dans sa poche : « Après tout, nous verrons bien... » Et la moue formidable dont il accompagnait cette réflexion indiquait l’héroïsme de son âme.

Nouvelle surprise en se mettant à table. Au lieu de sa jolie voisine « qu’amour frise en or », il aperçut le cou de vautour d’une vieille dame anglaise dont les grands repentirs époussetaient la nappe. On disait tout près de lui que la jeune demoiselle et sa société étaient parties par un des premiers trains du matin.

« Cré nom ! je suis floué... » fit, tout haut, le ténor italien qui, la veille, signifiait si brusquement à Tartarin qu’il ne comprenait pas le français. Il l’avait donc appris pendant la nuit ! Le ténor se leva, jeta sa serviette et s’enfuit, laissant le méridional complètement anéanti.

Des convives de la veille, il ne restait plus que lui. C’est toujours ainsi, au Rigi-Kulm, où l’on ne séjourne guère que vingt-quatre heures.