D’ailleurs le décor était invariable, les compotiers en files séparant les factions. Mais ce matin, les Riz triomphaient en grand nombre, renforcés d’illustres personnages, et les Pruneaux, comme on dit, n’en menaient pas large.

Tartarin, sans prendre parti pour les uns ni pour les autres, monta dans sa chambre avant les manifestations du dessert, boucla son sac et demanda sa note ; il en avait assez du Regina montium et de sa table d’hôte de sourds-muets.

Brusquement repris de sa folie alpestre au contact du piolet, des crampons et des cordes dont il s’était réaffublé, il brûlait d’attaquer une vraie montagne, au sommet dépourvu d’ascenseur et de photographie en plein vent. Il hésitait encore entre le Finsteraarhorn plus élevé et la Jungfrau plus célèbre, dont le joli nom de virginale blancheur le ferait penser plus d’une fois à la petite Russe.

En ruminant ces alternatives, pendant qu’on préparait sa note, il s’amusait à regarder, dans l’immense hall lugubre et silencieux de l’hôtel, les grandes photographies coloriées accrochées aux murailles, représentant des glaciers, des pentes neigeuses, des passages fameux et dangereux de la montagne : ici, des ascensionnistes à la file, comme des fourmis en quête, sur une arête de glace tranchante et bleue ; plus loin une énorme crevasse aux parois glauques en travers de laquelle on a jeté une échelle que franchit une dame sur les genoux, puis un abbé relevant sa soutane.

L’alpiniste de Tarascon, les deux mains sur son piolet, n’avait jamais eu l’idée de difficultés pareilles ; il faudrait passer là, pas moins !... Tout à coup, il pâlit affreusement.

Dans un cadre noir, une gravure, d’après le dessin fameux de Gustave Doré, reproduisait la catastrophe du mont Cervin : Quatre corps humains à plat ventre ou sur le dos, dégringolant la pente presque à pic d’un névé, les bras jetés, les mains qui tâtent, se cramponnent, cherchent la corde rompue qui tenait ce collier de vies et ne sert qu’à les entraîner mieux vers la mort, vers le gouffre où le tas va tomber pêle-mêle avec les cordes, les piolets, les voiles verts, tout le joyeux attirail d’ascension devenu soudainement tragique.

« Mâtin ! » fit le Tarasconnais parlant tout haut dans son épouvante.

Un maître d’hôtel fort poli entendit son exclamation et crut devoir le rassurer. Les accidents de ce genre devenaient de plus en plus rares ; l’essentiel était de ne pas faire d’imprudence et, surtout, de se procurer un bon guide.

Tartarin demanda si on pourrait lui en indiquer un, là, de confiance... Ce n’est pas qu’il eût peur, mais cela vaut toujours mieux d’avoir quelqu’un de sûr.

Le garçon réfléchit, l’air important, tortillant ses favoris : « De confiance... Ah ! si monsieur m’avait dit ça plus tôt, nous avions ce matin un homme qui aurait bien été l’affaire... le courrier d’une famille péruvienne...

– Il connaît la montagne ? fit Tartarin d’un air entendu.

– Oh ! monsieur, toutes les montagnes... de Suisse, de Savoie, du Tyrol, de l’Inde, du monde entier, il les a toutes faites, il les sait par cœur et vous les raconte, c’est quelque chose !... Je crois qu’on le déciderait facilement... Avec un homme comme celui-là, un enfant irait partout sans danger.

– Où est-il ? où pourrais-je le trouver ?

– Au Kaltbad, monsieur, où il prépare les chambres de ses voyageurs... Nous allons téléphoner. »

Un téléphone, au Rigi !

Ça, c’était le comble. Mais Tartarin ne s’étonnait plus.

Cinq minutes après, le garçon revint, rapportant la réponse.

Le courrier des Péruviens venait de partir pour la Tellsplatte, où il passerait certainement la nuit.

Cette Tellsplatte est une chapelle commémorative, un de ces pèlerinages en l’honneur de Guillaume Tell comme on en trouve plusieurs en Suisse. On s’y rendait beaucoup pour voir les peintures murales qu’un fameux peintre bâlois achevait d’exécuter dans la chapelle...

Par le bateau, il ne fallait guère plus d’une heure, une heure et demie, Tartarin n’hésita pas. Cela lui ferait perdre un jour, mais il se devait de rendre cet hommage à Guillaume Tell, pour lequel il avait une prédilection singulière, et puis, quelle chance s’il pouvait saisir ce guide merveilleux, le décider à faire la Jungfrau avec lui.

En route, zou !...

Il paya vite sa note où le coucher et le lever du soleil étaient comptés à part ainsi que la bougie et le service, et, toujours précédé de ce terrible bruit de ferraille qui semait la surprise et l’effroi sur son passage, il se rendit à la gare, car redescendre le Rigi à pied, comme il l’avait monté, c’était du temps perdu et, vraiment, faire trop d’honneur à cette montagne artificielle.

 

 

IV

 

Sur le bateau. – Il pleut. – Le héros tarasconnais salue des manes. – La vérité sur Guillaume Tell. – Désillusion. – Tartarin de Tarascon n’a jamais existé. – « Té ! Bompard. »

 

Il avait laissé la neige au Rigi-Kulm ; en bas, sur le lac, il retrouva la pluie, fine, serrée, indistincte, une vapeur d’eau à travers laquelle les montagnes s’estompaient, graduées et lointaines, en forme de nuages.

Le « Fœhn » soufflait, faisait moutonner le lac où les mouettes volant bas semblaient portées par la vague ; on aurait pu se croire en pleine mer.

Et Tartarin se rappelait sa sortie de Marseille, quinze ans auparavant, lorsqu’il partit pour la chasse au lion, ce ciel sans tache, ébloui de lumière blonde, cette mer bleue, mais bleue comme une eau de teinture, rebroussée par le mistral avec de blancs étincellements de salines, et les clairons des forts, tous les clochers en branle, ivresse, joie, soleil, féerie du premier voyage !

Quel contraste avec ce pont noir de mouillure, presque désert, sur lequel se distinguaient dans la brume, comme derrière un papier huilé, quelques passagers vêtus d’ulsters, de caoutchoucs informes, et l’homme de la barre immobile à l’arrière, tout encapuchonné dans son caban, l’air grave et sibyllin au-dessus de cette pancarte en trois langues :

« Défense de parler au timonier. »

Recommandation bien inutile, car personne ne parlait à bord du Winkelried, pas plus sur le pont que dans les salons de première et de seconde, bondés de voyageurs aux mines lugubres, dormant, lisant, bâillant, pêle-mêle avec leurs menus bagages semés sur les banquettes. C’est ainsi qu’on se figure un convoi de déportés au lendemain d’un coup d’État.

De temps en temps, le beuglement rauque de la vapeur annonçait l’approche d’une station. Un bruit de pas, de bagages remués traînait sur le pont. Le rivage sortait de la brume, s’avançait, montrant des pentes d’un vert sombre, des villas grelottant parmi des massifs inondés, des peupliers en file au bord de routes boueuses le long desquelles de somptueux hôtels s’alignaient avec des lettres d’or sur leurs façades, hôtels Meyer, Müller, du Lac, et des têtes ennuyées apparaissant aux vitres ruisselantes.

On abordait le ponton de débarquement, des gens descendaient, montaient, également crottés, trempés et silencieux. C’était sur le petit port un va-et-vient de parapluies, d’omnibus vite évanouis. Puis le grand battement des roues faisait mousser l’eau sous leurs palettes et le rivage fuyait, rentrait dans le vague paysage avec les pensions Meyer, Müller, du Lac, dont les fenêtres, un instant ouvertes, laissaient voir à tous les étages des mouchoirs agités, des bras tendus qui semblaient dire : « Grâce, pitié, emmenez-nous... si vous saviez... ! »

Parfois, le Winkelried croisait au passage un autre vapeur avec son nom en lettres noires sur le tambour blanc : Germania..., Guillaume Tell... C’était le même pont lugubre, les mêmes caoutchoucs miroitants, la même traversée lamentable, que le vaisseau fantôme allât dans ce sens-ci ou dans celui-là, les mêmes regards navrés, échangés d’un bord à l’autre.

Et dire que tous ces gens voyageaient pour leur plaisir, et qu’ils étaient aussi captifs pour leur plaisir, les pensionnaires des hôtels du Lac, Meyer et Müller !

Ici, comme au Rigi-Kulm, ce qui suffoquait surtout Tartarin, ce qui le navrait, le gelait encore plus que la pluie froide et le ciel sans lumière, c’était de ne pouvoir parler. En bas, il avait bien retrouvé des figures de connaissance, le membre du Jockey avec sa nièce (hum ! hum !...), l’académicien Astier-Réhu et le professeur Schwanthaler, ces deux implacables ennemis condamnés à vivre côte à côte, pendant un mois, rivés au même itinéraire d’un voyage circulaire Cook, d’autres encore ; mais aucun de ces illustres Pruneaux ne voulait reconnaître le Tarasconnais, que son passe-montagne, ses outils de fer, ses cordes en sautoir distinguaient cependant, poinçonnaient d’une façon toute particulière. Tous semblaient honteux du bal de la veille, de l’entraînement inexplicable où les avait jetés la fougue de ce gros homme.

Seule, Mme Schwanthaler était venue vers son danseur, avec sa mine toute rose et riante de petite fée boulotte, et, prenant sa jupe à deux doigts comme pour esquisser un pas de menuet : « Ballir...