On tua une chèvre, des dizaines de poulets, et l’eau-de-vie de millet coula à flots, parmi les chants et les danses. L’aube survint avant qu’aucun des convives n’eût abandonné le lieu du festin, si bien que ce n’est que tard dans l’après-midi que Fejjuan put s’entretenir de questions sérieuses avec le vieux chef Batando.
Lorsqu’il se hasarda à aller trouver le vieillard, celui-ci sommeillait encore, les paupières alourdies par les excès de la veille.
« Je viens te parler au sujet des fils du désert, Batando », dit Fejjuan.
L’autre eut un grognement incompréhensible. Une migraine lancinante lui serrait les tempes.
« Tu m’as dit hier que tu les conduirais à l’entrée de la vallée défendue, poursuivit le guerrier. Tu ne veux donc pas les combattre ?
– Nous n’en aurons pas besoin si nous les conduisons jusque-là.
– Tu parles par énigmes, Batando !
– Tu ne me comprends pas parce qu’il y a longtemps que tu as quitté tes frères, Ulal ! sourit le chef. Tu étais alors trop jeune pour être mis au courant de certaines choses, mais sache maintenant que s’il est aisé d’entrer dans la Vallée Défendue, par le passage du Nord ou par celui du Sud, il n’existe en revanche aucun moyen d’en sortir !
– Que veux-tu dire ? s’exclama Fejjuan. Si l’on peut entrer, on peut sortir !
– Non ! fit le chef en secouant la tête. Tous les Gallas le savent depuis des générations, aucun homme assez hardi pour pénétrer dans la Vallée Défendue n’en est jamais ressorti.
– Quels sont donc les habitants de cette vallée ? interrogea Fejjuan, interdit.
– Comment le saurait-on puisque nul n’est jamais revenu pour le dire ? Bref, tu peux, Ulal, dire au chef des fils du désert que nous le conduirons à l’entrée de la vallée… D’autres que nous se chargeront de nous en débarrasser ! »
Et, malgré sa migraine, le vieux chef se mit à rire de ce bon tour.
« Dis à Ibn Jad, ajouta-t-il, que nous viendrons le trouver dans trois jours, pour le guider à travers le pays. D’ici là, je rassemblerai tous les guerriers des villages voisins, car je n’ai pas confiance en ces Bédouins. Dis-lui aussi qu’en récompense de nos services, il doit rendre la liberté à tous les esclaves Gallas.
– Quant à cela, Ibn Jad n’y consentira pas, déclara Fejjuan.
– Bah ! il sera peut-être plus traitable lorsqu’il se verra entouré par les guerriers Gallas ! » répliqua Batando sans se troubler.
Dans le cours de la journée, Fejjuan retourna auprès d’Ibn Jad, son maître, pour rapporter les propositions du chef Galla.
Ibn Jad commença par refuser de libérer ses esclaves, mais Fejjuan réussit à lui faire admettre que l’aide de Batando était à ce prix, et le chef arabe finit par consentir en principe à cette libération, tout en gardant l’arrière-pensée de reprendre sa parole si l’occasion s’en présentait.
*
* *
Tandis que Batando convoquait le ban et l’arrière-ban de ses vassaux, afin d’être en force de se présenter à Ibn Jad, Tarzan se hâtait sur la piste des Bédouins. Il s’était persuadé que le prisonnier blanc dont lui avait parlé Zeyd n’était autre que Blake, et il se proposait de lui faire rendre la liberté lorsqu’il arriverait au camp d’Ibn Jad.
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* *
Deux hommes étaient assis, sur des escabeaux, aux deux extrémités d’une table grossièrement équarrie. Entre eux, dans un vase plein d’huile, brûlait une mèche qui fournissait une lumière incertaine, découpant de grandes ombres fantastiques sur les murs de pierre nue.
Par l’étroite fenêtre, l’air frais de la nuit pénétrait dans la pièce, couchant de temps à autre la fragile flamme de la lampe.
Les deux jeunes gens étaient fort absorbés par une partie d’échecs dont les pions étaient d’ivoire sculpté.
« C’est à vous, Richard, fit l’un des deux partenaires. Vous semblez distrait ce soir. Qu’y a-t-il ?
– Je pense à demain, James, et j’ai le cœur bien lourd, fit l’autre, avec un gros soupir.
– Pourquoi donc ? demanda Blake.
– Malud n’est pas le meilleur escrimeur de Nimmr, répliqua sire Richard, mais…
– Mais je suis le plus mauvais ! » acheva Blake en riant, voyant que son ami hésitait.
Sire Richard leva les yeux et sourit.
« Par ma foi, sir James, vous feriez la nique à la mort en personne ! dit-il. Tous les hommes de votre étrange pays sont-ils aussi courageux que vous ?
– C’est votre tour, Richard ! répéta Blake.
– Ne vous protégez point les yeux avec votre bouclier, James, reprit Richard. Gardez toujours votre regard fixé sur celui de Malud, pour savoir le moment où il se préparera à foncer sur vous. Il feinte avec sa lame, mais ses yeux le trahissent, je le sais pour m’être souvent exercé contre lui.
– Et il ne vous a point tué ! remarqua Blake.
– Oh ! c’était en lutte courtoise, et demain, ce sera différent. Malud veut laver dans le sang l’injure qu’il a reçue de vous !
– Bah ! il veut donc me tuer pour cela ? Fi donc, le rancunier personnage !
– Ce n’est peut-être pas la seule raison, murmura sir Richard en hésitant. Il est… jaloux.
– Ah bah ! Et pourquoi ?
– Il prétend à la main de la princesse, et il n’a pas manqué de s’apercevoir de la façon dont vous la regardiez !
– C’est une plaisanterie ! fit Blake en rougissant jusqu’aux oreilles.
– Il n’est d’ailleurs pas le seul à s’en être aperçu, poursuivit Richard en souriant à demi.
– Vous êtes fou, mon vieux, dit Blake, essayant encore de protester.
– À vrai dire, bien des chevaliers se sont laissé prendre au charme de la princesse, car elle est d’une beauté sans pareille…
– Et Malud les a tous tués ?
– Non, parce que la princesse n’avait jusqu’ici daigné en distinguer un seul… »
Blake, cramoisi, se força à rire :
« La princesse est une charmante jeune fille, c’est entendu, dit-il, mais si vous vous imaginez qu’elle fait attention à moi, vous vous trompez lourdement… »
Richard hocha la tête.
« Je crois comprendre que vous refusez de l’admettre, dit-il gravement, mais Malud ne s’y est pas trompé, et c’est pourquoi il vous tuera, ce dont j’aurai grand-peine, car j’ai appris à vous estimer, gentil sire ! » Blake se leva et posa affectueusement son bras sur l’épaule de Richard.
« Vous êtes un chic type, mon vieux, dit-il, ému, mais ne vous en faites pas, je ne suis pas encore mort. J’avoue que je ne suis pas à la hauteur de Malud à certains égards, mais j’ai fait des progrès ces temps-ci, et il pourrait bien avoir une surprise désagréable avec moi.
– Votre vaillance et votre confiance vous seront certes d’un grand secours, James, mais ne compenseront pas la science de Malud ! soupira Richard.
– Est-ce que le prince Gobred voit d’un bon œil les assiduités de Malud auprès de sa fille ? demanda soudain Blake, frappé d’une idée.
– Pourquoi pas ? Malud est un puissant seigneur, il possède un magnifique château et de nombreux chevaliers. Il peut lever au moins cent hommes d’armes !
– Combien y a-t-il de chevaliers qui possèdent un château et une troupe suffisante d’hommes d’armes ? demanda Blake.
– Une vingtaine, répondit Richard.
– Et leurs terres sont proches du château du prince ?
– À quelques lieues, tout au plus.
– Personne n’habite donc plus loin dans cette vaste vallée ? demanda James surpris.
– Vous avez déjà entendu prononcer le nom de Bohun, sans doute ? fit Richard.
– Oui, souvent. Qui est-ce ?
– Il s’attribue le titre de roi, mais nous ne lui reconnaissons pas cette qualité. Avec ses partisans, il occupe l’autre côté de la vallée. Par bonheur, ils sont à peu près aussi nombreux que nous, et nous sommes constamment en guerre contre eux.
– Mais j’ai entendu parler d’un grand tournoi, pour lequel tous les chevaliers se préparent en ce moment, et j’ai cru comprendre que Bohun et les siens devaient y prendre part ?
– En effet, chaque année, pendant trois jours à partir du premier dimanche de carême, une trêve a lieu entre les Venants et les Partants, pour le grand tournoi qui se déroule alternativement à Nimmr et dans la Ville du Sépulcre, ainsi qu’ils nomment leur cité.
– Les Venants et les Partants ? Qu’est-ce que c’est que cela ? s’exclama Blake.
– Vous êtes chevalier de Nimmr et vous l’ignorez encore ? dit Richard surpris. En ce cas, écoutez-moi, et prêtez-moi l’attention, car je dois revenir bien loin en arrière pour tout vous expliquer. »
Richard emplit deux gobelets d’un vin épais et sirupeux, avala une large rasade et commença son récit :
« En l’an 1191, Richard Cœur de Lion s’éloigna de Sicile à bord de ses galères pour aller mouiller à Saint-Jean-d’Acre, où il devait retrouver le roi de France, Philippe Auguste, afin d’arracher la Terre Sainte au joug des Sarrasins. Mais Richard s’arrêta en route pour conquérir Chypres et punir le roi de cette île, qui avait lancé de viles calomnies sur Bérengère, la belle princesse que Richard allait épouser.
« Lorsque l’armée de Richard reprit la mer pour continuer son chemin vers Saint-Jean-d’Acre, elle emmenait dans ses navires de belles jeunes filles cypriotes dont les charmants visages avaient séduit bon nombre de chevaliers qui avaient résolu d’en faire leurs épouses.
« Or il advint que deux de ces vaisseaux furent pris dans une grande tempête et rejetés sur les côtes d’Afrique, en perdition. L’une des galères était commandée par le comte Bohun et l’autre par l’ancêtre de notre seigneur Gobred. Chacune des deux troupes poursuivit son chemin sur la terre aride d’Afrique, à la recherche de Jérusalem, côte à côte, mais sans jamais se mêler.
– C’est ainsi qu’elles parvinrent dans cette vallée. Bohun proclama que c’était la vallée du Saint Sépulcre et que la croisade était terminée. En conséquence, ses hommes d’armes portèrent dorénavant la croix, non sur la poitrine, mais sur le dos, pour marquer que leur but était atteint et qu’ils pouvaient par conséquent rentrer en Angleterre.
« Gobred, lui, se refusait à croire qu’ils eussent atteint la vallée du Saint Sépulcre. Ses partisans gardèrent donc la croix sur la poitrine et construisirent une forteresse afin de défendre l’entrée de la vallée et d’empêcher Bohun et les siens de repartir pour l’Angleterre avant d’avoir accompli leur mission.
« Bohun riposta en fortifiant ses positions pour arrêter Gobred qui voulait poursuivre dans la direction où celui-ci savait que se trouvait véritablement le Saint Sépulcre, et c’est ainsi que, depuis sept cent cinquante ans, les descendants de Bohun empêchent les descendants de Gobred d’aller arracher le Saint Sépulcre aux Sarrasins, tandis que les descendants de Gobred interdisent à ceux de Bohun de retourner en Angleterre, pour sauver l’honneur et le bon renom de la chevalerie.
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