(Au bouffon.) Viens, drôle.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Un autre appartement dans le même lieu.

Entrent LAFEU, BERTRAND.

LAFEU.--Mais j'espère que Votre Seigneurie ne le regarde pas comme un guerrier?

BERTRAND.--Comme un guerrier, seigneur, et qui a fait ses preuves de courage.

LAFEU.--Vous le tenez de sa bouche?

BERTRAND.--Et de bien d'autres témoignages valables.

LAFEU.--Allons, mon cadran ne va donc pas bien? j'ai pris cette allouette pour un traquet 25.

Note 25: (retour) Espèce d'oiseau qui fait son nid à terre. Penancola, avis alaudæ similis.

BERTRAND.--Je vous assure, seigneur, qu'il a de grandes connaissances et qu'il n'a pas moins de bravoure.

LAFEU.--J'ai donc péché contre son expérience et prévariqué contre sa valeur; et je suis à cet égard dans un état dangereux, car je ne puis trouver dans mon coeur le moindre désir de m'en repentir.--Le voici qui vient, je vous en prie, réconciliez-nous: je veux rechercher son amitié.

(Entre Parolles.)

PAROLLES.--Tout cela se fera, monsieur.

LAFEU, à Bertrand.--Je vous en prie, monsieur, dites-moi quel est son tailleur?

PAROLLES.--Monsieur?

LAFEU.--Oh! je le connais bien. Oui, monsieur; c'est vraiment, monsieur, un bon ouvrier, un fort bon tailleur.

BERTRAND, bas à Parolles.--Est-elle allée trouver le roi?

PAROLLES.--Elle y est allée.

BERTRAND.--Partira-t-elle ce soir?

PAROLLES.--Comme vous le lui avez ordonné.

BERTRAND.--J'ai écrit mes lettres, enfermé mon trésor dans ma cassette, donné mes ordres pour nos chevaux; et ce soir, à l'heure où je devrais prendre possession de la mariée, je finirai avant d'avoir commencé.

LAFEU.--Un honnête voyageur est quelque chose à la fin d'un dîner; mais un homme qui débite trois mensonges et se sert d'une vérité connue de tout le monde pour faire passer un millier de balivernes mérite d'être écouté une fois et fustigé trois. (A Parolles.) Dieu vous assiste, capitaine!

BERTRAND, à Parolles.--Y aurait-il quelque mésintelligence entre ce noble seigneur et vous, monsieur?

PAROLLES.--Je ne sais pas comment j'ai mérité de tomber dans la disgrâce de mon noble seigneur.

LAFEU.--Vous avez trouvé moyen d'y tomber et de vous y enfoncer tout entier, en bottes et éperons, comme celui qui saute dans la crème 26, et vous en ressortirez promptement plutôt que de souffrir qu'on vous demande raison de ce que vous restez dedans.

Note 26: (retour) Allusion à une pasquinade des baladins qui sautaient, dans les fêtes de Londres, tout bottés dans un plat de crème.

BERTRAND.--Il se pourrait que vous vous fussiez mépris sur son compte, seigneur.

LAFEU.--Et je m'y méprendrai toujours, quand même je le surprendrais en prières.--Adieu, seigneur, et croyez ce que je vous dis, qu'il n'y a point d'amande dans cette noix légère: toute l'âme de cet homme est dans ses habits; ne vous fiez à lui dans aucune affaire de conséquence; j'ai apprivoisé de ces gens-là, et je connais leur naturel. (A Parolles.) Adieu, monsieur; j'ai mieux parlé de vous que vous n'avez mérité et que vous ne mériterez de moi; mais il faut rendre le bien pour le mal.

(Il sort.)

PAROLLES.--Un frivole vieillard, je jure!

BERTRAND.--Je le crois.

PAROLLES.--Eh mais! ne le connaissez-vous pas?

BERTRAND.--Oui, je le connais bien, et l'opinion commune lui donne du mérite.--Voici venir mon entrave.

(Entre Hélène.)

HÉLÈNE.--J'ai, monsieur, suivant l'ordre que vous m'en avez donné, parlé au roi, et j'ai obtenu son agrément pour partir sur-le-champ. Seulement, il désire vous parler en particulier.

BERTRAND.--J'obéirai à sa volonté.--Il ne faut pas, Hélène, vous étonner de mon procédé, qui ne paraît pas s'accorder avec les circonstances et qui ne remplit pas l'office qu'elles exigent de moi. Je n'étais pas préparé à cet événement, voilà pourquoi je me trouve si fort en désordre; cela m'engage à vous prier de vous mettre en route sur-le-champ pour vous rendre chez moi, et de chercher à deviner plutôt que de me demander le motif de cette prière; car mes raisons sont meilleures qu'elles ne paraissent, et mes affaires sont d'une nécessité plus pressante qu'il ne le semble à première vue, à vous qui ne les connaissez pas.--Cette lettre est pour ma mère. (Il lui remet une lettre.) Il se passera deux jours avant que je vous revoie. Adieu; je vous abandonne à votre sagesse.

HÉLÈNE.--Monsieur, je ne puis vous répondre autre chose, sinon que je suis votre très-obéissante servante.

BERTRAND.--Allons, allons, ne parlons plus de cela.

HÉLÈNE.--Et que je chercherai toujours, par tous mes efforts, à réparer ce que mon étoile vulgaire a laissé en moi de défectueux pour être de niveau avec ma grande fortune.

BERTRAND.--Laissons cela; je suis extrêmement pressé. Adieu; allez-vous-en chez moi.

HÉLÈNE.--Je vous prie, monsieur, permettez...

BERTRAND.--Eh bien! que voulez-vous dire?

HÉLÈNE.--Je ne suis pas digne du trésor que je possède, et je n'ose pas dire qu'il soit à moi, et cependant il est à moi; mais, comme un voleur timide, je voudrais bien dérober ce que la loi m'accorde de droit.

BERTRAND.--Que voulez-vous avoir?

HÉLÈNE.--Quelque chose,--et à peine autant;--rien dans le fond.--Je ne voudrais pas vous dire ce que je voudrais, seigneur.--Mais pourtant, si.--Les étrangers et les ennemis se séparent et ne s'embrassent pas.

BERTRAND.--Je vous en prie, ne perdez pas de temps; mais vite à cheval.

HÉLÈNE.--Je n'enfreindrai pas vos ordres, mon bon seigneur.

BERTRAND, à Parolles, d'un air fort empressé.--Où sont mes autres gens, monsieur? (A Hélène.) Adieu. (Hélène sort.) Va chez moi, où je ne rentrerai de ma vie tant que je pourrai manier mon épée ou entendre le son du tambour.--Allons, partons, et songeons à notre fuite.

PAROLLES.--Bravo! coragio!

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

A Florence.--Appartement dans le palais du duc.

Entrent LE DUC DE FLORENCE, DEUX SEIGNEURS FRANÇAIS; Gardes. Fanfares.

LE DUC.--Ainsi, vous voilà instruits de point en point des raisons fondamentales de cette guerre, dont les grands intérêts ont déjà fait verser bien du sang, en restant toujours altérés d'en répandre.

PREMIER SEIGNEUR.--La querelle paraît sacrée de la part de Votre Altesse; mais de la part des ennemis, elle semble inique et odieuse.

LE DUC.--C'est pourquoi je m'étonne fort que notre cousin le roi de France puisse, dans une cause aussi juste, fermer son coeur à nos prières suppliantes.

SECOND SEIGNEUR.--Mon bon seigneur, je ne puis vous éclairer sur les motifs de notre gouvernement, ni en parler que comme un homme ordinaire qui n'est pas dans les affaires, et qui s'imagine l'auguste machine du conseil d'après ses imparfaites notions: aussi je n'ose pas vous dire ce que j'en pense, d'autant moins que je me suis vu trompé dans mes incertaines conjectures toutes les fois que j'ai tenté d'en faire.

LE DUC.--Qu'il fasse suivant son bon plaisir.

SECOND SEIGNEUR.--Mais je suis sûr du moins que notre jeunesse, rassasiée de son repos, va accourir ici tous les jours pour se guérir.

LE DUC.--Ils seront bien reçus, et tous les honneurs que nous pouvons répandre iront s'attacher sur eux. Vous connaissez vos postes. Quand les premiers de l'armée tombent, c'est pour votre avantage.--Demain au champ de bataille!

(Ils sortent.)


SCÈNE II

En Roussillon.--Appartement dans le palais de la comtesse.

LA COMTESSE, LE BOUFFON.

LA COMTESSE.--Tout est arrivé comme je le désirais, excepté qu'il ne revient point avec elle.

LE BOUFFON.--Sur ma foi, je pense que mon jeune seigneur est un homme fort mélancolique.

LA COMTESSE.--Et sur quel fondement, je te prie?

LE BOUFFON.--Eh! c'est qu'il regardait ses bottes, et puis chantait; qu'il rajustait sa fraise, et puis chantait; qu'il faisait des questions, puis chantait; qu'il se curait les dents, et chantait encore. J'ai connu un homme avec ce tic de mélancolie, qui a vendu un bon manoir pour une chanson.

LA COMTESSE.--Voyons ce qu'il écrit et quand il se propose de revenir.

LE BOUFFON.--Je n'ai plus de goût pour Isabeau depuis que je suis allé à la cour. Nos vieilles morues et nos Isabeau de campagne ne ressemblent en rien à vos vieilles morues et à vos Isabeau de cour. La cervelle de mon Cupidon est fêlée, et je commence à aimer comme un vieillard aime l'argent,--sans appétit.

LA COMTESSE, ouvrant la lettre.--Qu'avons-nous ici?

LE BOUFFON.--Précisément ce que vous avez là.

(Il sort.)

LA COMTESSE lit la lettre.--Je vous envoie une belle-fille: elle a guéri le roi et m'a perdu. Je l'ai épousée; mais je n'ai pas couché avec elle, et j'ai juré que ce refus serait éternel. On ne manquera pas de vous informer que je me suis enfui. Apprenez-le donc de moi, avant de le savoir par le bruit public. Si le monde est assez vaste, je mettrai toujours une bonne distance entre elle et moi. Agréez mon respect.

Votre fils infortuné, BERTRAND.

--Ce n'est pas bien, jeune homme téméraire et indiscipliné, de fuir ainsi les faveurs d'un si bon roi, d'attirer son indignation sur ta tête en méprisant une jeune fille trop vertueuse pour être dédaignée, même de l'empereur.

(Le bouffon entre.)

LE BOUFFON.--Oh! madame, il y a là-bas de tristes nouvelles entre deux officiers et ma jeune maîtresse.

LA COMTESSE.--De quoi s'agit-il?

LE BOUFFON.--Et cependant il y a aussi quelque chose de consolant dans les nouvelles; oui, de consolant: votre fils ne sera pas tué aussitôt que je le pensais.

LA COMTESSE.--Et pourquoi serait-il tué?

LE BOUFFON.--C'est ce que je dis, madame, s'il s'est sauvé, comme je l'entends dire. Le danger était de rester auprès de sa femme: c'est la perte des hommes, quoique ce soit le moyen d'avoir des enfants. Les voici qui viennent; ils vous en diront davantage. Pour moi, je sais seulement que votre fils s'est sauvé.

(Hélène entre accompagnée de deux gentilshommes.)

PREMIER GENTILHOMME.--Dieu vous garde! chère comtesse.

HÉLÈNE.--Madame, mon seigneur est parti, parti pour toujours.

SECOND GENTILHOMME.--Ne dites pas cela.

LA COMTESSE.--Armez-vous de patience.--Eh! je vous prie, messieurs, parlez. J'ai senti tant de secousses de joie et de douleur, que le premier aspect et le choc imprévu de l'une ou de l'autre ne peuvent plus me faire éprouver l'émotion d'une femme.--Où est mon fils, je vous prie?

SECOND GENTILHOMME.--Madame, il est allé servir le duc de Florence. Nous l'avons rencontré là, car nous en venons, et après avoir remis quelques dépêches dont nous sommes chargés pour la cour, nous y retournons.

HÉLÈNE.--Jetez les yeux sur cette lettre, madame. Voici mon congé.--(Lisant.) «Quand tu auras obtenu l'anneau que je porte à mon doigt, et qui ne le quittera jamais, et que tu me montreras un enfant né de toi, dont j'aurai été le père, alors appelle-moi ton mari. Mais cet alors, je le nomme jamais.»--C'est une terrible sentence!

LA COMTESSE.--Avez vous apporté cette lettre, messieurs?

SECOND GENTILHOMME.--Oui, madame; et d'après ce qu'elle contient, nous regrettons nos peines.

LA COMTESSE.--Je t'en conjure, ma chère, prends courage. Si tu gardes pour toi seule toutes ces douleurs, tu m'en dérobes la moitié.