Le mot seul est un esclave suborné à des tombeaux, un trophée menteur sur tous les sépulcres; et souvent aussi il reste muet sur des tombes où la poussière et un coupable oubli ensevelissent d'honorables cendres. Qu'ai-je besoin d'en dire plus? Si tu peux aimer cette jeune personne comme vierge, je puis créer tout le reste: elle et sa vertu, c'est sa dot personnelle; les honneurs et les richesses viendront de moi.
BERTRAND.--Je ne puis l'aimer, et je ne ferai pas d'efforts pour y parvenir.
LE ROI.--Tu te fais injure à toi-même, en hésitant si longtemps sur ce choix.
HÉLÈNE.--Sire, je suis heureuse de vous voir bien rétabli: qu'il ne soit plus question du reste.
LE ROI.--Mon honneur est engagé: il faut, pour le délivrer, que je déploie mon pouvoir. Allons, prends sa main, hautain et dédaigneux jeune homme, indigne de ce beau don; puisque tu repousses, par une indigne erreur, mon amitié et son mérite; toi qui ne t'avises pas de songer que moi, placé dans son plateau trop léger, je t'enlèverais jusqu'au fléau; toi qui ne veux pas savoir qu'il dépend de nous de transporter tes honneurs où il nous plaira de les faire croître: contiens tes mépris: obéis à notre volonté qui travaille pour ton bien: n'écoute point ton vain orgueil: rends sur-le-champ, pour l'avantage de ta propre fortune, l'hommage d'obéissance que ton devoir nous doit, et que notre autorité exige, ou je t'effacerai pour jamais de ma pensée, et t'abandonnerai aux vertiges et à la ruineuse témérité de la jeunesse et de l'ignorance, déployant sur toi ma haine et ma vengeance, au nom de la justice et sans pitié. Parle: ta réponse?
BERTRAND.--Pardon, mon gracieux souverain: je soumets mon amour à vos yeux. Lorsque je considère quelle riche création et quelle part d'honneur vont s'attacher où vous l'ordonnez, je trouve que cette fille, qui tout à l'heure était si bas dans la fierté de mes pensées, est maintenant l'objet des louanges du roi, et par là anoblie, comme si elle était bien née.
LE ROI.--Prends sa main, et dis-lui qu'elle est à toi: Je te promets de rendre la balance égale entre elle et ton rang, si je ne fais pas davantage.
BERTRAND.--Je lui prends la main.
LE ROI.--Que le bonheur et la faveur du roi sourient à ce contrat! Toutes les formalités nécessaires pour le rendre parfait seront accomplies dès ce soir: les fêtes solennelles peuvent souffrir un plus long délai, et attendre nos amis absents. Bertrand, si tu l'aimes, ton amour me reste fidèle, autrement il s'égare.
(Tous sortent, excepté Parolles et Lafeu.)
LAFEU.--Entendez-vous, monsieur? Un mot, s'il vous plaît.
PAROLLES.--Quel est votre bon plaisir, seigneur?
LAFEU.--Votre seigneur et maître a bien fait de se rétracter.
PAROLLES.--Se rétracter? mon maître, mon seigneur?
LAFEU.--Oui: est-ce que je ne parle pas une langue intelligible?
PAROLLES.--Une langue fort dure, et qu'on ne peut entendre sans qu'il s'ensuive quelque effusion de sang.--Mon maître!
LAFEU.--Êtes-vous le camarade du comte de Roussillon?
PAROLLES.--De quelque comte que ce soit, de tous les comtes, de tout ce qui est homme.
LAFEU.--De tout ce qui est l'homme du comte; mais le maître du comte, c'est autre chose.
PAROLLES.--Vous êtes trop vieux, monsieur: que cela vous suffise, vous êtes trop vieux.
LAFEU.--Il faut que je te dise, maraud, que j'ai le titre d'homme, moi; titre auquel jamais l'âge ne pourra vous faire parvenir.
PAROLLES.--Ce que j'oserais bien, je n'ose pas le faire.
LAFEU.--Je vous ai cru, pendant deux ordinaires, un homme de bon sens: vous avez fait tant de récits de vos voyages: cela pouvait passer; mais les écharpes et les rubans dont vous êtes couvert m'ont dissuadé de bien des manières de vous croire un vaisseau de bien gros calibre.--Je t'ai trouvé à présent; et si je te perds, je ne m'en embarrasse guère; et cependant tu n'es bon à rien qu'à reprendre, et tu n'en vaux guère la peine.
PAROLLES.--Si vous n'étiez pas couvert du privilége de l'âge...
LAFEU.--Ne vous plongez pas trop avant dans la colère, de peur de trop hâter l'épreuve; et si une fois... Que Dieu ait pitié de toi, poule mouillée!--Allons, mon beau treillis, fort bien: je n'ai pas besoin d'ouvrir la fenêtre, je vois tout au travers de toi.--Donne-moi ta main.
PAROLLES.--Seigneur, vous me faites-là une affreuse injure.
LAFEU.--Oui, et c'est de tout mon coeur; et tu en es bien digne.
PAROLLES.--Je ne l'ai pas mérité, seigneur.
LAFEU.--Oh! sur ma foi, jusqu'à la dernière drachme, et je n'en rabattrai pas un scrupule.
PAROLLES.--Allons, je serai plus sage...
LAFEU.--Oui, le plus tôt que tu pourras; car tu as à virer la voile du côté opposé.--Si jamais on te lie dans ton écharpe, et qu'on te châtie, tu éprouveras alors ce que c'est que d'être fier de sa servitude. J'ai envie d'entretenir ma connaissance avec toi, ou plutôt mon étude, afin que je puisse dire, au besoin: «C'est un homme que je connais.»
PAROLLES.--Seigneur, vous me vexez d'une manière intolérable.
LAFEU.--Je voudrais que ce fût pour toi un tourment d'enfer, et que ta vexation fût éternelle; mais je suis passé 24 par l'âge comme tu vas l'être par moi aussi vite que l'âge me le permettra.
Note 24: (retour) Équivoque sur le mot past. Lafeu, en parlant ainsi, passe devant Parolles.
(Il sort.)
PAROLLES seul.--Allons, tu as un fils qui me lavera de cet affront, méchant, hideux et dégoûtant vieillard!--Allons, il faut que je me contienne: il n'y a pas moyen d'arrêter les grands. Je le battrai, sur ma vie, si je peux jamais le rencontrer à propos, fût-il deux fois plus grand seigneur. Je n'aurai pas plus de pitié de sa vieillesse, que je n'en aurais de... Je le battrai, pourvu que je le puisse joindre encore une fois.
(Lafeu revient.)
LAFEU.--Maraud, votre seigneur et maître est marié: voilà des nouvelles pour vous. Vous avez une nouvelle maîtresse.
PAROLLES.--Je dois franchement conjurer Votre Seigneurie de vouloir bien m'épargner vos insultes. Il est mon bon seigneur: mais celui que je sers est là-haut, et c'est mon maître.
LAFEU.--Qui? Dieu?
PAROLLES.--Oui, monsieur.
LAFEU.--C'est le diable qui est ton maître. Pourquoi croises-tu ainsi tes bras? Veux-tu faire de tes manches une paire de chausses? Les autres valets en font-ils autant? Tu ferais mieux de mettre ta partie inférieure où est ton nez. Sur mon honneur, si j'étais plus jeune seulement de deux heures, je te bâtonnerais. Il me semble que tu es une insulte générale, et que chacun devrait te battre. Je crois que tu as été créé pour que tout le monde pût se mettre en haleine sur ton dos.
PAROLLES.--Voilà qui est bien dur et peu mérité, seigneur.
LAFEU.--Allez, allez: vous avez été battu en Italie pour avoir arraché un fruit d'un grenadier: vous êtes un vagabond, et non pas un honnête voyageur: vous faites plus l'impertinent avec les grands seigneurs et les gens d'honneur, que les armoiries de votre naissance et de votre vertu ne vous donnent droit de le faire. Vous ne méritez pas un mot de plus, sans quoi je vous appellerais un fripon: je vous laisse.
(Lafeu sort.)
(Entre Bertrand.)
PAROLLES.--C'est bon, c'est bon: oui, oui, bon, bon: gardons-en le secret quelque temps.
BERTRAND.--Perdu et condamné aux soucis pour toujours!
PAROLLES.--Qu'avez-vous, mon cher coeur?
BERTRAND.--Quoique je l'aie solennellement juré devant le prêtre, je ne partagerai jamais son lit.
PAROLLES.--Quoi? quoi donc, mon cher coeur?
BERTRAND.--O mon Parolles, ils m'ont marié!--Je veux aller aux guerres de Toscane, et jamais je ne coucherai avec elle.
PAROLLES.--La France est un vrai chenil: elle ne mérite pas d'être foulée aux pieds par un homme. A la guerre!
BERTRAND.--Voilà des lettres de ma mère: ce qu'elles contiennent, je ne le sais pas encore.
PAROLLES.--Il faudrait le savoir.--A la guerre, mon garçon, à la guerre! Il tient son honneur caché dans une boîte, celui qui reste chez lui à caresser sa créature et à dépenser dans ses bras sa vigueur virile, qui devrait soutenir les bonds et la fougue de l'ardent coursier de Mars. Aux pays étrangers! La France est une étable, et nous, qui y demeurons, des rosses. Allons, à la guerre!
BERTRAND.--Oui, j'irai.--Je l'enverrai chez moi; j'informerai ma mère de mon aversion pour elle, et de la cause de mon évasion; j'écrirai au roi ce que je n'ai pas osé lui dire: le don qu'il vient de me faire me servira à m'équiper pour les guerres d'Italie, où les braves combattent. La guerre est un repos, comparée à une sombre maison et à une femme odieuse.
PAROLLES.--Ce caprice tiendra-t-il? en êtes-vous bien sûr?
BERTRAND.--Venez avec moi dans ma chambre, et aidez-moi de vos conseils. Je vais la congédier sur-le-champ. Demain je pars pour la guerre, et elle pour sa douleur solitaire.
PAROLLES.--Oh! comme les balles rebondissent! quel vacarme elles font!--Cela est dur-.--Un jeune homme marié est un jeune homme perdu: ainsi, partez, et quittez-la bravement: allez. Le roi vous a fait outrage.--Mais, chut! c'est comme cela...
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Même lieu.--Un autre appartement.
Entrent HÉLÈNE ET LE BOUFFON.
HÉLÈNE.--Ma mère me salue avec bonté. Est-elle bien?
LE BOUFFON.--Elle n'est pas bien, et pourtant elle jouit de sa santé: elle est gaie, mais pourtant elle n'est pas bien; mais Dieu soit loué! elle est bien et n'a besoin de rien dans ce monde, et pourtant elle n'est pas bien.
HÉLÈNE.--Si elle est bien, quel mal a-t-elle donc, qu'elle ne soit pas bien?
LE BOUFFON.--Vraiment, elle serait très bien s'il ne lui manquait pas deux choses.
HÉLÈNE.--Quelles sont ces deux choses?
LE BOUFFON.--La première, c'est qu'elle n'est pas dans le ciel, où Dieu veuille l'envoyer promptement; la seconde, c'est qu'elle est sur la terre, d'où Dieu veuille la renvoyer promptement.
(Entre Parolles.)
PAROLLES.--Salut, mon heureuse dame!
HÉLÈNE.--Je me flatte d'avoir votre aveu pour ma bonne fortune.
PAROLLES.--Vous avez mes voeux pour qu'elle augmente, et mes voeux encore pour qu'elle dure. (Au bouffon.) Ah! mon vaurien! comment se porte ma vieille dame?
LE BOUFFON.--Si vous aviez ses rides, et moi ses écus, je voudrais qu'elle fût comme vous dites.
PAROLLES.--Eh! je ne dis rien.
LE BOUFFON.--Vraiment, vous n'en êtes que plus sage; car souvent la langue d'un homme est la ruine de son maître: ne dire rien, ne faire rien, ne savoir rien, et n'avoir rien, font une grande partie de vos titres, qui ne diffèrent pas grandement de rien.
PAROLLES.--Va-t'en; tu es un vaurien.
LE BOUFFON.--Vous auriez dû dire, monsieur, devant un vaurien, tu es un vaurien; c'est-à-dire, devant moi tu es un vaurien; et cela aurait été la vérité, monsieur.
PAROLLES.--Va, va, tu es un rusé fou: je t'ai découvert.
LE BOUFFON.--Me découvrez-vous en vous-même, monsieur? ou bien, vous a-t-on appris à me découvrir? La recherche, monsieur, était des plus profitables; et vous pourriez trouver beaucoup du fou en vous, au grand déplaisir du monde, et pour augmenter les risées.
PAROLLES.--Un bon drôle, ma foi, et bien nourri!--Madame, mon seigneur va partir ce soir. Une affaire très-sérieuse l'appelle: il sait les grandes prérogatives et les droits de l'amour, que la circonstance réclame comme vous étant dus; mais il est contraint, malgré lui, de les remettre à un autre temps. Cette privation et ce délai sont rachetés par les douceurs qui vont se préparer dans cet intervalle forcé, pour inonder de joie l'heure à venir, et faire déborder la coupe des plaisirs.
HÉLÈNE.--Quelles sont ses autres intentions?
PAROLLES.--Que vous preniez à l'instant congé du roi, et que vous donniez cette précipitation pour votre propre décision en l'appuyant de toutes les raisons que vous pourrez trouver pour rendre cette nécessité vraisemblable.
HÉLÈNE.--Que commande-t-il encore?
PAROLLES.--Qu'après avoir obtenu ce congé, vous vous conformiez sur-le-champ à ses autres intentions.
HÉLÈNE.--En tout je suis soumise à sa volonté.
PAROLLES.--Je vais l'en assurer de votre part.
(Parolles sort.)
HÉLÈNE.--Je vous en prie.
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