Si je ne vous guéris pas, je le payerai de ma vie; mais si je vous guéris, que me promettez-vous?

LE ROI.--Faites votre demande.

HÉLÈNE.--Mais me l'accorderez-vous?

LE ROI.--Oui, par mon sceptre et par mes espérances de salut!

HÉLÈNE.--Eh bien! vous me ferez don, de votre main royale, de l'époux que je vous demanderai, et qu'il sera en votre pouvoir de me procurer. Loin de moi l'arrogante présomption de le choisir dans le sang royal de France, et de vouloir perpétuer la bassesse de mon nom obscur par un rejeton ou une image de votre auguste famille; mais j'aurai la liberté de demander, et vous celle de me donner un de vos vassaux que je connais bien.

LE ROI.--Voilà ma main; les prémices observées, ta volonté sera exécutée par mes soins: ainsi choisis toi-même ton moment, car moi, décidé à être ton malade, je me repose entièrement sur toi. Je devrais te questionner davantage, et je le ferai... quoique, tout en en sachant davantage, je ne pourrais pas avoir plus de confiance en toi... Je pourrais te demander d'où tu viens, qui t'a amenée; mais sois la bienvenue, sans autres questions, et accueillie sans aucun doute.--Holà! aidez-moi un peu ici.--Si tes succès égalent tes promesses, ma récompense égalera ton bienfait.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

En Roussillon.--Appartement du palais de la comtesse.

LA COMTESSE entre avec LE BOUFFON.

LA COMTESSE.--Viens çà, l'ami. Je veux voir jusqu'à quel degré va ton savoir-vivre.

LE BOUFFON.--Je vais vous montrer que je suis fort bien nourri et fort mal élevé. Je sais que je n'ai affaire qu'avec la cour.

LA COMTESSE.--Comment! qu'avec la cour? Et à quel autre lieu attaches-tu donc tant d'importance, pour nommer la cour avec tant de mépris: qu'avec la cour, dis-tu?

LE BOUFFON.--En vérité, madame, si Dieu a prêté à un homme quelques bonnes moeurs, il peut bien les mettre de côté à la cour. Celui qui ne sait pas saluer, ôter son chapeau, baiser sa main et dire des riens, n'a ni jambes, ni mains, ni bouche, ni chapeau, et ma foi, cet homme, à dire vrai, n'était pas fait pour la cour; mais, pour moi, j'ai une réponse qui peut servir à tout le monde.

LA COMTESSE.--Vraiment, c'est une bien bonne réponse que celle qui peut aller à toutes les questions.

LE BOUFFON.--C'est comme une chaise de barbier qui va bien à tous les derrières, pointus, ronds, carrés, à tous les derrières possibles.

LA COMTESSE.--Et ta réponse ira à toutes les questions?

LE BOUFFON.--Comme dix sous à la main d'un procureur, comme une couronne française à une fille en taffetas 16; comme l'anneau de jonc de Tibbie 17, à l'index de Tom, comme les crêpes au mardi gras, comme une danse moresque au 1er mai, comme le clou à son trou, l'homme déshonoré à ses cornes, une méchante diablesse à un coquin bourru, comme les lèvres de la nonne à la bouche d'un moine; enfin, comme le pudding à sa peau.

Note 16: (retour) Couronne française, suite d'une maladie ou écu de France, équivoque, etc.

Note 17: (retour) Allusion à une ancienne coutume de marier avec un anneau de jonc; mariage fictif dont se jouaient les séducteurs.

LA COMTESSE.--As-tu, te dis-je, une telle réponse qui s'ajuste à toutes les questions?

LE BOUFFON.--Oui, depuis le duc jusqu'au dernier constable, elle ira à toutes les questions.

LA COMTESSE.--Ce doit être une réponse d'une prodigieuse étendue pour faire ainsi face à toutes les demandes.

LE BOUFFON.--Ce n'est pas une bagatelle, à vrai dire, si les savants voulaient l'apprécier à sa juste valeur. La voici, avec toutes ses dépendances. Demandez-moi si je suis un courtisan; cela ne vous fera pas de tort d'apprendre.

LA COMTESSE.--Allons, redevenons jeune si nous pouvons 18.--Je vais faire la folle en te faisant la question, dans l'espérance que ta réponse me rendra plus sage. Allons, je vous prie, monsieur, êtes-vous un courtisan?

LE BOUFFON.--O mon Dieu, monsieur! 19--Voilà un moyen bien simple de se défaire des gens.--Allons, encore, encore, une centaine de questions.

Note 18: (retour) C'est-à-dire soyons légère, rions, si nous le pouvons.

Note 19: (retour) O Lord, sir! Exclamation du bon ton alors, et que Shakspeare tourne en ridicule.

LA COMTESSE.--Monsieur, je suis un pauvre ami à vous qui vous aime bien.

LE BOUFFON.--O mon Dieu, monsieur!--Allons, serré, ne me ménagez pas.

LA COMTESSE.--Je pense bien, monsieur, que vous ne pouvez pas manger de ce mets grossier.

LE BOUFFON.--O mon Dieu, monsieur!--Allons, embarrassez-moi, je vous ferai face.

LA COMTESSE.--Vous avez été fouetté ces jours derniers, monsieur, à ce que je crois.

LE BOUFFON.--O mon Dieu, monsieur!--Ne m'épargnez pas.

LA COMTESSE.--Criez-vous, ô mon Dieu, monsieur! et ne m'épargnez pas, lorsqu'on vous fouette? Vraiment votre ô mon Dieu, monsieur! va à merveille dans cette occasion; ce serait fort bien répondre au fouet si vous étiez seulement attaché pour le recevoir.

LE BOUFFON.--Je n'ai jamais eu tant de malheur dans ma vie pour mon ô mon Dieu, monsieur! je vois bien que les choses peuvent servir longtemps, mais pas toujours.

LA COMTESSE.--Je fais vraiment la ménagère prodigue avec le temps, de le dépenser en vains propos avec un fou.

LE BOUFFON.--O mon Dieu, monsieur!--Tenez, voilà que cela se retrouve à propos.

LA COMTESSE.--Allons, monsieur, finissons; donnez cette lettre à Hélène, et pressez-la de me faire réponse sur-le-champ; recommandez-moi à mes parents, à mon fils: ce n'est pas beaucoup...

LE BOUFFON.--Ne pas beaucoup vous recommander à eux?

LA COMTESSE.--Ce n'est pas beaucoup de peine pour vous. Vous m'entendez?

LE BOUFFON.--Avec le plus grand fruit: je suis là avant mes jambes.

LA COMTESSE.--Allons, hâte-toi de revenir.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Paris.--Appartement du palais du roi.

Entrent BERTRAND, LAFEU, PAROLLES.

LAFEU.--On dit que les miracles sont passés; et nous avons nos philosophes pour faire de tous les phénomènes surnaturels et sans cause visible des événements communs et familiers. Il arrive de là que nous nous jouons des choses les plus effrayantes, nous retranchant dans une science illusoire, lorsque nous devrions nous soumettre à une terreur inconnue.

PAROLLES.--Oui, c'est une des plus rares merveilles qui ait éclaté dans nos temps modernes.

BERTRAND.--Oh! sans doute!

LAFEU.--D'être abandonné des gens de l'art...

PAROLLES.--C'est ce que je dis, de Galien et de Paracelse...

LAFEU.--De tous les personnages savants et authentiques 20...

Note 20: (retour) Épithète appliquée aux savants du temps de l'auteur.

PAROLLES.--Oui, c'est ce que je dis.

LAFEU.--Qui l'ont déclaré incurable...

PAROLLES.--Oui, vraiment, c'est ce que je dis aussi.

LAFEU.--Sans remède...

PAROLLES.--Oui, comme un homme qui serait assuré de...

LAFEU.--Une vie incertaine, et une mort inévitable.

PAROLLES.--C'est cela même: vous avez raison: c'est ce que j'allais dire.

LAFEU.--Je puis dire que c'est quelque chose de nouveau dans ce monde.

PAROLLES.--C'est bien vrai; si vous voulez le voir en représentation, vous le lirez dans... Comment appelez-vous cela?

LAFEU.--Représentation d'un effet céleste dans un acteur terrestre 21.

Note 21: (retour) Titre de quelque ouvrage du temps.

PAROLLES.--C'est justement là ce que je voulais dire: c'est cela même.

LAFEU.--En vérité, le dauphin n'est pas vigoureux.--En vérité, je parle relativement à...

PAROLLES.--Oh! cela est étrange, très-étrange: voilà toute l'histoire et l'embarrassant de la chose, et il faut être d'un esprit bien pervers pour ne pas reconnaître que c'est...

LAFEU.--La main du ciel même.

PAROLLES.--Oui, c'est ce que je dis.

LAFEU.--Par le plus faible...

PAROLLES.--Et le plus débile ministre: un grand pouvoir, une puissance extraordinaire, qui devrait en vérité produire encore sur nous d'autres effets que la seule guérison du roi; comme par exemple...

LAFEU.--Une reconnaissance universelle.

PAROLLES.--J'allais le dire: vous avez bien raison.--Voici le roi qui vient.

(Entrent le roi, Hélène, suite.)

LAFEU.--Lustick, comme dit le Hollandais! J'en aimerai encore mieux les jeunes filles, tant qu'il me restera une dent dans la bouche. Eh! mais, il est en état de danser une courante avec elle.

PAROLLES.--Mort du vinaigre! n'est-ce pas là Hélène?

LAFEU.--Devant Dieu, je le crois.

LE ROI.--Allez, appelez devant tous les seigneurs de ma cour. (A Hélène.) Asseyez-vous, mon sauveur, à côté de votre malade; et de cette main rajeunie, où vous avez rappelé la vie et le sentiment, recevez une seconde fois la confirmation de ma promesse, et je n'attends de vous qu'un mot pour désigner le don que vous désirez. (Plusieurs seigneurs entrent.) Belle jeune fille, promenez vos regards autour de vous: cette troupe de jeunes et nobles seigneurs sont à ma disposition, et je puis exercer sur eux la puissance d'un souverain et l'autorité d'un père: faites librement votre choix; vous avez tout pouvoir de choisir, et eux n'en ont aucun pour vous refuser.

HÉLÈNE.--Qu'il puisse échoir à chacun de vous une belle et vertueuse maîtresse quand il plaira à l'amour! Je n'en excepte qu'un.

LAFEU.--Je donnerais mon cheval bai, Curtal, et tout son harnais, pour que ma bouche fût aussi bien garnie que celles de ces jeunes gens, et pour que ma barbe fût aussi peu fournie.

LE ROI, à Hélène.--Considérez-les bien tous: il n'en est pas un parmi eux qui n'ait eu un noble père.

HÉLÈNE.--Seigneurs, le ciel a par mes mains rendu la santé au roi.

TOUS LES SEIGNEURS.--Nous le voyons, et nous en remercions le ciel pour vous.

HÉLÈNE.--Je ne suis qu'une simple fille, et je déclare que c'est ma plus grande richesse d'être une simple fille.--Si c'est le bon plaisir de Votre Majesté, j'ai déjà fait mon choix.--La rougeur qui se peint sur mes joues me dit tout bas: «Je rougis de ce que tu vas faire un choix; mais une fois refusée, que la pâleur de la mort s'établisse pour toujours sur tes joues; car je n'y reviendrai plus.»

LE ROI.--Faites votre choix, et je vous proteste que celui qui refusera votre amour perdra tout le mien.

HÉLÈNE.--Eh bien! Diane, de ce moment je déserte tes autels, et mes soupirs s'élèvent vers le suprême Amour, vers ce dieu souverain. (A un des seigneurs.) Seigneur, voulez-vous écouter ma requête?

PREMIER SEIGNEUR.--Oui, et vous l'accorder.

HÉLÈNE.--Je vous rends grâces; je n'ai rien à ajouter.

LAFEU.--J'aimerais mieux être au nombre des objets de son choix, que de tirer ma vie au sort sur la chance d'un beset 22.

Note 22: (retour) Terme du jeu de dés.

HÉLÈNE, à un autre seigneur.--La fierté qui étincelle dans vos beaux yeux me fait une réponse menaçante, avant même que j'aie parlé. Puisse l'amour vous envoyer une bonne fortune vingt fois au-dessus du mérite et de l'humble amour de celle qui vous adresse ce voeu!

SECOND SEIGNEUR.--Je n'aspire à rien de mieux, si vous voulez.

HÉLÈNE.--Recevez mon voeu, et que le puissant Amour l'exauce! C'est ainsi que je prends congé de vous.

LAFEU.--Est-ce qu'ils la refusent tous 23? S'ils étaient mes enfants, je les ferais fouetter, ou je les enverrais au Grand-Turc pour les faire tous eunuques.

Note 23: (retour) Lafeu et Parolles sont à quelque distance, et ne peuvent encore deviner ce qui se passe.

HÉLÈNE, à un autre seigneur.--Ne craignez point que je prenne votre main: je ne vous ferai jamais de tort, par égard pour vous. Que le ciel bénisse vos désirs! et si jamais vous vous mariez, puissiez-vous trouver une plus belle compagne dans votre lit!

LAFEU.--Ces jeunes gens sont des garçons de glace: aucun ne veut d'elle: ce sont des bâtards des Anglais; jamais des Français ne les ont engendrés.

HÉLÈNE, à un autre seigneur.--Vous êtes trop jeune, trop heureux et trop noble, pour vous donner un fils formé de mon sang.

QUATRIÈME SEIGNEUR.--Je ne crois pas cela, ma belle.

LAFEU.--Il reste encore une grappe... Je suis sûr que ton père buvait du vin.--Mais si tu n'es pas une imbécile, je suis, moi, un jeune homme de quatorze ans: je te connais déjà bien.

HÉLÈNE, à Bertrand.--Je n'ose vous dire que je vous prends: c'est moi qui me donne tout entière à vous, pour vous servir toute ma vie.--Voilà celui que je choisis.

LE ROI, à Bertrand.--Eh bien! jeune Bertrand, prends-la; elle est ta femme.

BERTRAND.--Ma femme, sire? J'oserai conjurer Votre Majesté de me permettre, en pareille affaire, de m'en rapporter à mes propres yeux.

LE ROI.--Ignores-tu donc, Bertrand, ce qu'elle a fait pour moi?

BERTRAND.--Je le sais, mon bon roi; mais j'espère ne jamais savoir pourquoi je dois l'épouser.

LE ROI.--Tu sais qu'elle m'a relevé de mon lit de maladie.

BERTRAND.--Mais faut-il, seigneur, que vous me fassiez descendre parce qu'elle vous a relevé? Je la connais très-bien; elle a été élevée aux frais de mon père. La fille d'un pauvre médecin être ma femme! Que plutôt l'opprobre efface mon nom pour toujours!

LE ROI.--Tu ne dédaignes en elle que son nom; je puis lui en donner un autre. Il est bien étrange que notre sang à tous, qui pour la couleur, le poids et la chaleur, mêlé ensemble, n'offrirait aucune trace de distinction, prétende cependant se séparer par de si vastes différences. Si elle possède toutes les vertus, et que tu ne la dédaignes que parce qu'elle est la fille d'un pauvre médecin, tu dédaignes donc la vertu pour un nom? Ne fais pas cela: quand des actions vertueuses sortent d'une source obscure, cette source est illustrée par le fait de celui qui les accomplit. Être enflé de vains titres et sans vertus, c'est là un honneur hydropique. Ce qui est bon par lui-même est bon sans nom; et ce qui est vil est toujours vil. Le prix des choses dépend de leur mérite, et non de leur dénomination. Elle est jeune, sage, belle; elle a reçu cet héritage de la nature, et ces qualités forment l'honneur. Celui-là mérite le mépris et non l'honneur, qui se prétend fils de l'honneur et qui ne ressemble pas à son père. Nos honneurs prospèrent, lorsque nous les faisons dériver de nos actions plutôt que de nos ancêtres.