Trois guinées

Virginia Woolf

Trois guinées

Traduit de l’anglais et préfacé
par Viviane Forrester

Bibliothèque 10/18
dirigée par Jean-Claude Zylberstein

Titre original :

Three Guineas

 

© Quentin Bell et Angelica Garnett, 1938,

Hogarth Press, Londres, 1938.

© Éditions des Femmes, 1977,

pour la traduction française.

ISBN 2-264-03087-9

Sur l’auteur

Romancière et essayiste, Virginia Woolf est née à Londres le 25 janvier 1882. Fille d’un des titans malheureux du victorianisme – Sir Leslie Stephen –, elle côtoie dès l’enfance la fleur de l’intelligentsia mondiale et devient l’égérie redoutée du groupe de Bloomsbury. En 1912, Virginia épouse Leonard Woolf et, en 1917, ils fondent une maison d’édition, la Hogarth Press, qui fera découvrir Katherine Mansfield, T.S. Eliot, Freud, des romanciers français et russes… L’histoire de la vie de Virginia Woolf est indissociable de celle de ses œuvres. En vingt-six ans d’écriture, elle publie des romans – La Traversée des apparences, Nuit et Jour, La Chambre de Jacob, Mrs. Dalloway, La Promenade au phare –, des essais – Le Lecteur ordinaire. Une chambre à soi – et de nombreuses nouvelles. Victime de dépression chronique, elle met fin à ses jours le 28 mars 1941. Elle laisse un nombre considérable d’essais inédits, une correspondance et un Journal, qui paraît après sa mort à l’initiative de son mari.

L’AUTRE CORPS

par Viviane Forrester

En 1938, Virginia Woolf écrit ici, aux hommes : « [Vos mères] combattaient le même ennemi que vous, et pour les mêmes raisons. Elles luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez contre la tyrannie fasciste […] À l’étranger, le monstre […] interfère à présent avec votre liberté ; il vous dicte votre façon de vivre ; il établit des distinctions non seulement entre les sexes, mais entre les races. Vous éprouvez dans vos propres personnes ce que vos mères éprouvaient lorsqu’elles étaient exclues, lorsqu’elles étaient enfermées, en tant que femmes. »

En 1938, elle ose comparer l’oppression des femmes à la répression nazie. Trois Guinées fait scandale. On l’étouffe. En Angleterre, on affirme souvent qu’elle l’a écrit sous l’empire de la colère (et pourquoi pas !) ou… comme une plaisanterie. En France, il paraît seulement aujourd’hui.

Solitude de Virginia Woolf. Et, dans ces pages vigoureuses, ironiques, quelle somme de souffrance enfouie ! Voyez cette femme, on la dit privilégiée. Elle suffoque, solitaire, même parmi les autres femmes aveuglées. De tous côtés, elle se heurte à des pancartes, des grilles, des décrets promulgués, des lois non écrites, des obstacles invisibles qui lui interdisent comme à ses sœurs un libre accès au monde, à l’action, un parcours libre, l’indépendance, une relation lucide à son propre corps. Toujours, partout, il lui faut un intercesseur, un homme, pour avoir – peut-être – une chance d’agir. Ce monde dont elle est l’habitante lui a été subtilisé, les hommes l’ont usurpé ; ils occupent, commandent le territoire. Elle dénonce immédiatement, sans s’attarder à des méditations idéalistes, la raison de la domination masculine (que les hommes nomment suprématie) : l’exploitation. Le but, les moyens sont économiques. Les hommes, propriétaires du monde, entendent le demeurer.

Virginia qui sait si bien transcrire le silence et troubler la langue, Virginia qui sait tant dire et faire entendre ce qu’elle ne dit pas, Virginia Woolf ici va droit aux faits avec la plus redoutable précision. Elle s’acharne à démontrer, chiffres, statistiques à l’appui, dans une langue classique où, parfois, déferle un chant, comme l’écho lyrique d’un cri si longtemps jugulé, comme la répercussion de ces chiffres inexorables qui prouvent la spoliation des femmes, si flagrante, tellement propagée que, telle La Lettre volée de Poe, elle passe inaperçue.

Oui, solitude de Virginia Woolf. De la femme et de l’écrivain. De la femme écrivain. Écrivain, elle sait lire le monde sans passer par la traduction qu’en donnent la langue, les discours, la syntaxe et… les livres. Elle perçoit aussitôt ce qui circule (et comment ça circule) sous et à travers les montages d’images dont nous sommes accablés. Elle voit. Elle entend. Un monde nu, cru, âcre, dépouillé de ses atours. Le roi est nu.