Et c’est le roi. Il n’y a pas de reine. Pas de royaume. Le royaume est en ruine, jonché par les cadavres de la guerre d’Espagne en 1938, comme il le fut par ceux du temps de Créon, comme il va l’être bientôt ; comme il le sera après. Cela s’appelle une tragédie.

Mais il n’y a pas de tragédie. Il y a la vie. L’horreur est de tous les instants. Glissée dans la banalité quotidienne, dans la paix des demeures familiales. Partout, toujours, des esclaves : les femmes ; des existences avortées ; partout l’emprise. Un monde de vainqueurs et de vaincues ; de vaincues, qui semblent presque toutes avoir oublié la lutte et les raisons de lutter et qui participent de l’ordre des choses. Des vainqueurs mornes, perdus dans un milieu mutilé.

C’est lorsqu’il n’apparaît plus que le scandale est vraiment scandaleux. Il en va ainsi de la condition des femmes. Elle paraît si « naturelle », remonter à la nuit des temps, être issue de la création du monde que, même constaté, le désastre semble avoir qualité de phénomène certes regrettable, mais au même titre que la mort, le travail ou les inondations. Y remédier paraît souhaitable, mais combien excentrique. Et vain.

Mais que peut exprimer un écrivain sinon l’extase de vivre et le scandale de la vie, dérobés par un langage fonctionnel, aux sources de tous les systèmes, fondé par et pour eux ? Femme, Virginia reconnaît, décèle et dénonce en précurseur (le mot n’a pas de féminin) ce scandale d’autant plus occulté qu’il s’inscrit partout, s’étale avec une évidence majestueuse : le racisme originaire qui réduit les femmes à l’état d’êtres minoritaires, colonisés. Scandale politique. Dictature qui annonce toutes les autres. Et c’est au temps de Hitler et de Mussolini triomphants, menaçants, que sont écrites ces pages.

Les arguments de Virginia Woolf ont été repris (jamais peut-être avec autant de force), sa pensée diffusée, sa lutte relayée. Trois Guinées surprend toujours. Rien n’a changé fondamentalement, sinon l’éveil d’un plus grand nombre de femmes, de certains hommes, l’avertissement de tous. Une crise est née mais le problème demeure, viscéral, bloqué par la censure, l’atavisme. Virginia Woolf atteint ce noyau encore irréductible. D’où le choc. Celui-là même qui détermine l’écriture poétique et la lie si intensément à la subversion politique : l’étonnement. De l’aptitude à la stupéfaction, de cette vision constamment initiale, dépendent les révolutions.

Dans Trois Guinées surgissent, surprenantes une fois encore, atterrantes, la société, l’Histoire ; le sort inique, extravagant des femmes ; la futilité sinistre des hommes ; une image de l’humanité aberrante au point d’en être comique. Humour qui répond à celui d’Orlando. Orlando, homme ou femme, selon les siècles est, devenue femme, l’objet d’un procès : « Les principales accusations portées contre elle étaient premièrement qu’elle était morte et ne pouvait donc prétendre à la moindre propriété, deuxièmement qu’elle était une femme ce qui revient au même. » Marginal, allégorique, Orlando est le seul roman où Virginia traite directement de cette mort féminine, de la vie sous-développée des femmes. Le problème des femmes apparaît (ou plutôt disparaît) dans les autres comme dans la vie même : sous forme de malaise sous-jacent, diffus, corrupteur mais déterminé, dont les hommes souffrent (mais autrement) tout autant que les femmes. La « condition des femmes » n’est jamais le sujet, la thèse, le thème d’une œuvre romanesque qui n’en comporte pas.

Ce que Virginia Woolf, romancière, intercepte, c’est l’instant en sa constante disparition ; la présence saisie au moment même où, menacée, elle s’intensifie ; le monde des apparences en sa transparence, en sa persistante fugacité ; la réserve infinie du présent, la puissance des émotions les plus furtives, les silences, l’absence, la plénitude, la saturation, les ambiguïtés, que la fuite du temps, notre impatience, nos peurs, le futur imminent, ce qu’il contient de désir, de terreur, de mort, nous masquent. Elle va au plus profond des corps, où sensation et pensée se confondent, se perdent l’une dans l’autre, noyées dans les pulsions d’un univers tout entier organique où le temps, événement pluriel, se décompose et s’étire.