Regarder ces photos nous rapproche les uns des autres ; malgré des traditions si différentes, nous éprouvons les mêmes sensations. Elles sont violentes. Vous, monsieur, vous les nommez « horreur et dégoût ». Nous les nommons, nous aussi, horreur et dégoût. Et des mots identiques nous montent aux lèvres. La guerre, dites-vous, est une abomination, un phénomène barbare, il faut arrêter la guerre. Car, enfin, nous regardons à présent la même image ; nous voyons, en même temps que vous, les mêmes cadavres, les mêmes maisons en ruine.

Renonçons donc, pour l’instant, à répondre à votre question : comment vous aider à éviter la guerre, et discutons plutôt des raisons politiques, patriotiques et psychologiques qui vous poussent à la faire. Des émotions trop intenses ne se prêtent pas à une analyse patiente. Mais vous nous proposez trois suggestions d’ordre pratique : concentrons-nous sur elles. La première est d’envoyer aux journaux une lettre signée ; la deuxième d’adhérer à une certaine société ; la troisième de souscrire aux fonds de cette société. En apparence, rien de plus simple. Gribouiller un nom sur une feuille de papier, c’est facile. Assister à un meeting où l’on rabâche à des gens qui y croient déjà des théories plus ou moins pacifistes dans un style plus ou moins rhétorique, c’est très facile aussi. Signer un chèque pour soutenir ces opinions plus ou moins acceptables, c’est peut-être moins facile, mais c’est un moyen de se donner bonne conscience à bon marché. Et pourtant, certaines raisons nous poussent à hésiter ; des raisons que nous devrons développer moins superficiellement, un peu plus tard. Qu’il nous suffise pour l’instant de dire que vos trois propositions paraissent tout à fait acceptables. Mais, nous semble-t-il, même si nous faisions ce que vous demandez, l’émotion causée par les photographies n’en serait pas apaisée. Cette émotion, si intense, exige quelque chose de plus intense qu’un nom sur une feuille de papier, qu’une heure passée à écouter des discours, qu’un chèque, fût-il de la somme la plus importante qu’il nous serait possible de donner – disons d’une guinée. Pour exprimer notre conviction que la guerre est barbare, qu’elle est inhumaine, qu’elle est, comme le disait Wilfred Owen, intolérable, horrible, bestiale, une méthode plus active, plus énergique, nous semble indispensable. Mais, la rhétorique mise à part, de quelle méthode disposons-nous ? Réfléchissons, comparons. Vous, bien entendu, vous pourriez prendre les armes – comme en Espagne, comme en France auparavant – pour défendre la paix. Mais c’est là, sans doute, une méthode que vous avez rejetée après l’avoir essayée. De toute façon, cette méthode nous est refusée. L’armée et la marine nous sont fermées. Les femmes ne sont pas autorisées à se battre. Nous n’avons pas le droit non plus de travailler à la Bourse. Nous ne pouvons donc faire pression ni par la force ni par l’argent. Quant aux armes moins directes, mais tout de même efficaces, employées par nos frères qui, hommes cultivés, sont entrés dans la carrière diplomatique ou dans l’Église, elles nous sont, elles aussi, refusées. Nous ne pouvons prêcher des sermons ni signer des traités. Quant à la presse, certes, il nous est possible d’écrire des articles ou d’envoyer des lettres aux journaux, mais le contrôle de cette presse (le choix de ce qui sera ou non imprimé) demeure entièrement aux mains des gens de votre sexe.