Les femmes intéressées par la politique étaient infiniment plus puissantes sans droit de vote qu’avec, car elles pouvaient influencer un grand nombre d’électeurs. Il trouvait qu’il ne fallait pas rabaisser les femmes au rang des hommes. Il mettait les femmes sur un piédestal et désirait les y conserver. Il souhaitait que dure à jamais l’âge de la chevalerie, car un homme épris d’une femme aime à briller à ses yeux(18). » Et ainsi de suite.

Si telle est la véritable nature de notre influence (et nous avons toutes pu reconnaître cette description, nous en connaissons d’ailleurs les conséquences), elle est soit hors de notre portée : beaucoup d’entre nous sont laides, pauvres et vieilles ; soit méprisable à nos yeux : beaucoup d’entre nous préféreraient carrément devenir des prostituées et se planter ouvertement sous les réverbères de Piccadilly plutôt que d’utiliser cette influence-là. Si telle est la nature véritable, la nature indirecte de cette arme si vantée, eh bien, nous devrons nous en passer. Il nous restera d’ajouter notre élan dérisoire à vos forces plus substantielles et de nous contenter, comme vous le suggérez, de signer des lettres, d’adhérer à des sociétés et d’établir occasionnellement un chèque minuscule. Voilà quelle serait la conclusion déprimante mais inévitable de notre enquête sur la nature véritable de l’influence si, pour quelque raison demeurée d’ailleurs inexpliquée, le droit de vote(19), loin d’être négligeable en soi, n’était mystérieusement lié à un autre droit. Un droit d’une telle valeur pour les filles d’hommes érudits que presque tous les mots du dictionnaire s’en trouvent modifiés, y compris celui d’« influence ». Ce n’est pas une exagération. Vous l’admettrez en apprenant qu’il s’agit du droit de gagner sa vie. Il s’agit, monsieur, d’un droit qui nous fut conféré il y a moins de vingt ans, en 1919, par un acte qui nous a ouvert l’accès aux professions. On a ouvert toute grande la porte de la demeure familiale. Chaque porte-monnaie a contenu (ou aurait pu contenir) une pièce de sixpence toute scintillante, à la lumière de laquelle toute pensée, tout but, toute action prenait un aspect différent. Vingt ans, cela ne semble guère long de nos jours ; une pièce de sixpence, ce n’est pas une fortune et nous ne pouvons même pas recourir aux biographies pour en apprendre davantage sur la vie et la mentalité de ces nouvelles propriétaires de pièces de sixpence. Mais nous pouvons imaginer l’une d’elles à l’instant précis où elle émergeait de l’ombre de la maison de famille ; elle se tenait sur le pont qui reliait le vieux monde au nouveau monde. Elle se demandait, tout en tournant entre ses doigts la pièce de monnaie sacrée : « Que dois-je en faire ? Que vois-je à travers elle ? » Nous pouvons deviner comme tout lui semblait différent à cette lumière : les hommes et les femmes, les autos et les églises. La lune elle-même, si balafrée qu’elle soit, avec ses cratères oubliés, lui paraissait être une pièce de sixpence très chaste, un autel sur lequel elle fit le vœu de ne jamais rejoindre les rangs des gens serviles, des suiveurs, puisqu’elle pouvait en faire ce qu’elle voulait de cette pièce, de cette pièce sacrée qu’elle avait gagnée de ses propres mains. Et si vous tentez de faire échec à notre imagination en lui opposant votre bon sens prosaïque, en nous faisant remarquer que dépendre d’une profession représente, au mieux, une autre forme d’esclavage, il nous faudra vous rappeler votre propre expérience et vous faire convenir que dépendre d’une profession est moins odieux que de dépendre d’un père. Souvenez-vous de votre joie lorsque vous avez reçu votre première guinée pour votre première cause et de l’immense soupir, de cette bouffée de liberté, lorsque vous avez compris que vos jours de dépendance étaient révolus. De cette guinée, comme de l’une de ces boules magiques auxquelles les enfants mettent le feu et d’où surgit un arbre, de cette guinée a surgi tout ce qui compte le plus pour vous (une femme, des enfants, votre maison) et, par-dessus tout, cette influence qui vous permet d’agir sur d’autres hommes. Qu’en serait-il de cette influence si vous en étiez encore à recevoir 40 livres par an provenues de la bourse familiale et si, pour tout supplément à ce revenu, vous dépendiez d’un père, si bienveillant fût-il ? Mais inutile de nous étendre plus longuement. Quelles qu’en soient les raisons, qu’elles soient d’orgueil, d’amour de la liberté, de haine ou d’hypocrisie, vous comprendrez la fièvre avec laquelle vos sœurs, en 1919, ont commencé à gagner non pas une guinée mais une pièce de sixpence et vous ne mépriserez pas cet orgueil, vous ne nierez pas qu’il était bien fondé, puisqu’il signifiait que plus jamais elles n’auraient à user de l’influence décrite par Sir Ernest Wild.

Le mot « influence » s’est donc modifié. De nos jours, une fille d’homme cultivé peut recourir à une sorte d’influence différente de toutes celles qu’elle a connues antérieurement. Cela n’a rien à voir avec les pouvoirs de la grande dame ou de la sirène ; il ne s’agit pas non plus de l’influence des filles d’hommes cultivés avant leur accès au droit de vote ; ni même de leur influence au temps où le droit de vote leur était acquis mais celui de gagner leur vie refusé. Cette influence nouvelle est radicalement différente car tout élément de charme en est banni, et tout élément financier. Elles n’ont plus besoin de faire du charme à leur père ou à leur frère pour se procurer de l’argent. Leur famille étant incapable désormais de les châtier financièrement, elles peuvent exprimer leurs propres opinions. Au lieu d’admirations, d’antipathies souvent inconsciemment dictées par le besoin d’argent, elles peuvent déclarer en toute liberté leurs goûts et leurs dégoûts authentiques. En un mot, elles ne sont plus tenues d’acquiescer ; elles peuvent critiquer. Elles détiennent enfin une influence désintéressée.

Voilà, grossièrement et rapidement décrite, la matière de notre nouvelle arme, l’influence que les filles d’hommes cultivés peuvent exercer maintenant qu’elles ont le droit de gagner leur vie.

Comment employer cette arme nouvelle pour vous aider à éviter la guerre ? S’il n’existe aucune différence entre les hommes et les femmes qui gagnent leur vie, cette lettre peut s’arrêter ici, si votre point de vue est identique au nôtre, il ne nous reste qu’à ajouter notre sixpence à votre guinée, à suivre vos méthodes et à répéter vos propos.