Mais, par bonheur, ou par malheur, il n’en est rien. Les deux classes diffèrent encore. Et cette différence est énorme. Pour le prouver nul besoin de recourir aux théories dangereuses et incertaines des psychologues et des biologistes ; nous pouvons en appeler aux faits. Prenons celui de l’éducation. Votre classe a été élevée dans des collèges d’élite et dans les universités depuis cinq ou six cents ans ; la nôtre depuis soixante ans. Prenez le fait de la propriété(20). Votre classe possède de plein droit (et non par mariage) presque tout le capital, toutes les terres, tous les objets de valeur et tout le patrimoine anglais. Notre classe ne possède aucune part du capital, aucune part des terres et rien du patrimoine anglais, sinon par mariage. Quel psychologue, quel biologiste songerait à nier que de telles différences en entraînent d’autres, et considérables, dans le corps et dans l’esprit ? La conclusion nous semble indiscutable : « nous » – et par « nous », nous entendons tout un ensemble, composé du corps, de l’esprit, du cerveau, influencés par la mémoire et la tradition – « nous » différons de « vous », dont les corps, l’esprit, le cerveau ont été formés autrement, et que la mémoire et la tradition influencent si différemment. Nous voyons bien le même monde, mais avec d’autres yeux. Toute aide de notre part se devra d’être différente de celle que vous trouverez en vous-mêmes, et peut-être la valeur de cette aide tiendra-t-elle justement dans cette différence. Par conséquent, avant de signer votre manifeste ou d’adhérer à votre société, il nous faut déterminer cette différence : peut-être découvrirons-nous là quelle devrait être la nature de notre aide. Nous allons procéder d’une manière très élémentaire en vous présentant une photographie aux couleurs très grossières, une photographie de votre monde tel qu’il s’est présenté à nous : à nous qui le voyons du seuil de la maison familiale, à travers le voile que saint Paul tend toujours devant nos yeux ; tel que nous le voyons du pont qui relie la demeure familiale à l’univers de la vie publique. Quel aspect bizarre prend votre univers (celui de la vie professionnelle, publique) observé sous cet angle ! À première vue, il est extrêmement impressionnant. Dans le même espace très réduit s’entassent la cathédrale de Saint-Paul, la Banque d’Angleterre, la résidence du lord-maire, les bâtiments majestueux mais néanmoins funèbres du palais de justice et, de l’autre côté, l’abbaye de Westminster et le Parlement. En ces lieux, songeons-nous, nos pères et nos frères ont passé leur vie. Durant toutes ces centaines d’années, ils ont monté ces marches, ils sont entrés et sortis par ces portes, ils ont grimpé jusqu’à ces chaires, occupés tous à prêcher, à gagner de l’argent, à rendre la justice. C’est dans ce monde-là que celui de la demeure familiale (située plus ou moins à côté du West End) a puisé ses croyances, ses lois, ses vêtements et ses tapis, ses viandes de bœuf et de mouton. Alors, puisque nous y sommes désormais autorisées, nous avons poussé avec précaution la lourde porte de l’un de ces temples, nous sommes entrées sur la pointe des pieds et nous avons étudié le décor plus en détail. La première impression, celle de proportions colossales, d’une architecture gigantesque, suscite des myriades de points d’exclamation mêlés à des points d’interrogation. Vos vêtements, en premier lieu, nous laissent pantoises. Quelle abondance, quelle splendeur, comme ils sont richement ornés ces vêtements portés par les hommes cultivés dans l’exercice public de leurs fonctions ! Vous voici revêtus de violet, un crucifix serti de pierres oscille sur votre poitrine ; vous voilà les épaules recouvertes de dentelles ; on vous trouve maintenant emmitouflés d’hermine ; ou bien bardés de nombreuses chaînes soudées par des pierres précieuses. À présent, vous portez des perruques, des rangées de boucles bien dégradées descendent sur votre nuque. Vos coiffures ont tantôt la forme d’une barque, tantôt celle d’un bicorne, ou bien ce sont des cônes de fourrure noire ; parfois elles sont faites de cuivre et ressemblent à des seaux à charbon ; souvent des plumes rouges les surmontent, mais parfois des crins bleus. Des robes peuvent recouvrir vos jambes, mais parfois aussi des guêtres. Des tabards brodés de lions et de licornes dansent sur vos épaules, des objets de métal se découpent en forme d’étoiles ou de cercles et scintillent, tintent sur vos poitrines. Des rubans multicolores – bleus, pourpres, écarlates – barrent vos épaules. La simplicité de vos vêtements quotidiens contraste avec la splendeur de vos parures officielles d’effarante manière. Mais voici deux faits bien plus étranges encore.
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