Ces photographies en couleurs que nous venons de regarder apportent certains éléments d’importance, c’est indéniable, mais elles nous rappellent, aussi, que bien des territoires intérieurs et secrets nous sont interdits. Quelle véritable influence pouvons-nous avoir sur la justice ou les affaires, sur la religion ou la politique, nous devant qui tant de portes demeurent encore fermées ; au mieux, à peine entrouvertes ? Nous, qui n’avons derrière nous ni capital ni forces ? Notre influence semble toujours devoir s’arrêter net à la surface, il ne nous reste plus aucun autre moyen d’action. La surface peut avoir, il est vrai, des liens avec les profondeurs, mais, pour vous aider à éviter la guerre, il nous faudra tout de même essayer de pénétrer plus profondément au-dessous de la peau. Dans ce but, optons pour une nouvelle direction, plus naturelle aux filles d’hommes cultivés : celle de l’éducation elle-même.
Là, par bonheur, l’année sacrée, cette année de 1919, vient à notre secours. Les filles d’hommes cultivés détiennent depuis cette année-là le droit de gagner leur vie ; elles doivent donc bien avoir une influence quelconque sur l’éducation. Elles ont de l’argent. Elles en ont pour souscrire à des causes. Les trésorières bénévoles sollicitent leur aide. D’ailleurs, voici pour le prouver, à côté de votre lettre, celle d’une telle trésorière qui demande de l’argent pour reconstruire un collège de femmes. Quand une trésorière bénévole demande de l’aide, on peut évidemment marchander avec elle. « Vous aurez votre guinée pour reconstruire votre collège, si vous aidez ce monsieur, dont la lettre voisine avec la vôtre, à empêcher la guerre. Vous devez apprendre aux jeunes à détester la guerre. Vous devez leur faire comprendre l’inhumanité, la bestialité, l’insupportable atrocité de la guerre. » Mais en faveur de quel mode d’éducation allons-nous traiter là ? Quel genre d’éducation faudrait-il pour enseigner aux jeunes à détester la guerre ?
Question ardue, à laquelle les femmes qui, semblables à Mary Kingsley, n’ont aucune expérience directe de l’éducation universitaire seront sans doute incapables de répondre. Mais l’éducation tient un rôle si important dans la vie humaine, son poids, relativement à votre question, peut être si considérable qu’il serait de la plus grande lâcheté d’esquiver l’effort et de ne pas chercher comment influencer les jeunes par le canal de l’éducation. De ce pont qui traverse la Tamise à Londres, passons donc à un autre pont sur une autre rivière, celle d’une grande université. Car elles ont toutes deux des rivières et toutes deux des ponts où nous pouvons nous tenir. Comme il semble étrange, une fois de plus, aperçu d’où nous sommes, cet univers de dômes et de clochers, de salles de conférences et de laboratoires ! Quelle différence entre la perception que nous en avons et celle que vous en avez ! Pour celles qui l’aperçoivent de l’angle familier à Mary Kingsley – « apprendre l’allemand : ce sont les seuls frais d’éducation payée auxquels j’ai eu droit » –, cet univers, avec toutes ses cérémonies et ses traditions, peut bien paraître si complexe que toute critique ou tout commentaire semblerait futile. Ici aussi, nous nous émerveillons de la magnificence, de l’éclat de vos vêtements ; ici aussi, nous observons les processions qui se forment derrière elles, et nous remarquons, trop ébahies pour enregistrer la différence, cette distinction subtile entre les chapeaux et les capuchons, les pourpres et les écarlates, le velours et le drap, la toque et la robe. Un spectacle bien solennel !
Les paroles de la chanson d’Arthur dans Pendennis(23) nous montent aux lèvres :
Même incapable d’y pénétrer
Je tourne autour de ces lieux.
Parfois j’erre
Et devant la grille sacrée
J’attends, les yeux pleins de désir,
Avec l’espoir.
et encore :
Vous n’entrerez, pas ici
Pour souiller nos prières si pures
De pensées rebelles,
Mais permettez-moi de tourner
Autour de la place interdite.
De m’y attarder un instant,
Semblable aux esprits exclus qui attendent
Et voient à travers les grilles du Paradis
Les Anges qui y sont.
Mais assez traîné sur de vieux ponts à chantonner de vieux refrains. La trésorière honoraire qui collecte des fonds pour la reconstruction du collège attend comme vous, monsieur, une réponse à sa lettre ; il nous faut donc essayer d’étudier, même imparfaitement, ce problème de l’éducation.
Quelle est donc cette « éducation universitaire » dont les sœurs de Mary Kingsley ont tellement entendu parler et à laquelle elles ont contribué si péniblement ? Quelle est cette entreprise mystérieuse qui demande trois années, coûte une somme considérable en espèces sonnantes et qui transforme un être humain encore à l’état brut en ce produit raffiné : un homme ou une femme cultivés ? Disons-le tout de suite, il ne saurait y avoir le moindre doute quant à la valeur suprême de cette éducation. Le témoignage des biographies est unanime sur ce point – un témoignage accessible à tous ceux et toutes celles qui savent lire l’anglais et qui peuvent consulter les livres d’une bibliothèque publique. Parmi toutes les valeurs humaines, l’une des plus importantes est celle de l’éducation. Les biographies le prouvent de deux façons. D’abord, les hommes qui ont dirigé l’Angleterre au cours des cinq cents dernières années, et ceux qui la dirigent aujourd’hui, que ce soit au Parlement ou dans l’Administration, sortent de l’université. Ensuite, et c’est plus impressionnant encore, si l’on songe au labeur, aux privations impliquées (dont on retrouve aussi les traces dans les biographies), il existe le fait des sommes immenses dépensées au cours des cinq cents dernières années, en fonction de cette éducation. Le revenu de l’université d’Oxford est de 435 656 livres (1933-1934) ; le revenu de l’université de Cambridge est de 212 000 livres (1930). En plus du revenu de l’université, chaque collège a son revenu propre qui, si l’on en juge d’après les dons et les legs annoncés de temps en temps par les journaux, doivent atteindre en certains cas des proportions fabuleuses(24). Si nous y ajoutons les revenus dont jouissent les écoles réservées à l’élite – Eton, Harrow, Winchester, Rugby, pour ne nommer que les plus importantes –, on atteint une somme d’argent si colossale qu’elle ne laisse plus subsister le moindre doute quant à la valeur énorme accordée par les êtres humains à l’éducation. Et l’étude des biographies (la vie des pauvres, des obscurs, des inéduqués) prouve qu’ils déploieront tous leurs efforts, qu’ils accepteront tous les sacrifices pour obtenir de faire des études dans l’une des grandes universités(25).
Mais ce que les biographies offrent de plus convaincant, pour preuve de la valeur de l’éducation, c’est peut-être le fait que les filles des hommes cultivés ont non seulement sacrifié leur confort, leurs plaisirs, à l’éducation de leurs frères, mais en sont venues à désirer bénéficier elles-mêmes de cette éducation. Si nous nous souvenons des préceptes de l’Église à ce sujet, préceptes encore en vigueur, d’après les biographies, il y a seulement quelques années : « On m’enseigne que le désir d’apprendre allait, chez les femmes, contre la volonté de Dieu(26) », il nous faut bien admettre la violence de ce désir.
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